Le métier d’écrivain, c’est avant tout de raconter une histoire. Et pour certains d’entre eux, la réalité finit par rejoindre la fiction, quand ils essaient de faire de leur propre vie une oeuvre d’art. Le 25 novembre 1970, le romancier japonais Yukio Mishima met fin à ses jours par Seppuku, un événement qui a marqué le monde entier, tout autant que la longue liste de livres qu’il a laissée derrière lui.
Né en 1925 sous le nom de Kimitake Hiraoka, Yukio Mishima écrit sa première histoire à l’âge de 12 ans. Sous l’aile bienfaitrice de l’écrivain Yasunari Kawabata, le jeune homme publie son premier roman « Tōzoku » en 1948. Mais c’est avec le suivant, « Confession d’un Masque », paru l’année suivante, que la carrière de Mishima explose internationalement. Il écrira ensuite plus de 40 ouvrages tout au long de sa courte vie.
« Je n’aime pas la littérature… C’est un peu comme un Don Juan, mais qui n’aime pas les femmes. »
De cette bibliographie prolifique sont nées de nombreuses adaptations au cinéma ou au théâtre. Dès 1958, le grand Kon Ichikawa réalise « Le Pavillon d’Or », très fidèle à l’esprit du roman qu’il porte à l’écran. En 2017, c’est « A Beautiful Star » de Daihachi Yoshida qui débarque dans les salles au Japon. Ce métrage reconceptualise le roman « Utsukushii Hoshi » à notre époque en racontant l’histoire d’une famille qui pense être composée d’extraterrestres.
Quant à la scène internationale, elle se prête également au jeu de l’interprétation. Le très érotique « L’école de la Chair » du Français Benoît Jacquot (Orsan Productions), avec Elisabeth Huppert, sort chez nous en 1998.
Mais ce qui a marqué la postérité, ce n’est pas nécessairement la quantité de romans et de nouvelles produits par Yukio Mishima, mais bien sa vie elle-même. Car l’existence de cet écrivain fut tout aussi romanesque que celle d’un personnage de fiction. Son parcours inspire d’ailleurs au réalisateur américain Paul Schrader un film en 1985, « Mishima, une vie en quatre chapitres ». Il y relate la vie de Mishima en quatre parties distinctes, dont trois sont inspirées de ses livres. Quant au quatrième chapitre, il raconte la mort de l’écrivain, ô combien dramaturgique, le tout accompagné par la sublime B.O. de Philippe Glass.
Néanmoins, le rapport de Mishima au corps ne se situe pas que dans la souffrance… Il multiplie les histoires d’amour, notamment avec l’acteur androgyne Akihiro Miwa auprès de qui il fait une apparition dans « Le Lézard Noir » de Kinji Fukasaku. Malgré des écrits explicites et de nombreux amants, l’homosexualité de Mishima est encore aujourd’hui un tabou au Japon.
Dans « Mishima Boys », manga scénarisé par le très politique Eiji Otsuka, c’est en grand patron du nihilisme que Yukio Mishima est représenté. Il guide trois jeunes gens vers des actes extrêmes, sur fond de théâtre Nô. Même dans ce discours, la dramaturgie n’est jamais loin, et Mishima y apparaît autant comme metteur en scène que maître à penser.
« Pardon ? Vous me demandez ce que c’est, la morale ? La réponse est très simple : la morale, c’est la cage. »
Et pour cause, son passé politique est des plus ambigus. L’homme est un nationaliste convaincu, qui rassemble autour de lui un petit groupe de gens armés, afin de défendre les valeurs du Japon traditionnel. Comme le montre le film « 25 Novembre 1970 : Le jour où Mishima choisit son destin » de Kōji Wakamatsu (Disidenz Films), c’est en suivant une rhétorique stricte, prônant aussi bien le culte du corps que le Bushido, le code des principes moraux que les samouraïs japonais étaient tenus d’observer, que Yukio Mishima décide de perpétrer un coup d’état.
Quand il se fait huer par l’armée et réalise que son plan est un échec, il décide de se donner la mort à la manière des samouraïs.
« Je me demande quel dénouement tu vas choisir pour conclure ta vie. Comme on dit : « La voie du samouraï est la mort ». »
Marguerite Yourcenar considère à raison que sa mort était son oeuvre la plus « travaillée ». Difficile d’en douter quand on voit le film « Yūkoku, rites d’amour et de mort », écrit et réalisé par l’écrivain lui-même en 1965, soit cinq ans avant son suicide. « Yūkoku », patriotisme en Français, raconte en effet le dernier jour de Takeyama Shinji, lieutenant fictif incarné à l’écran par l’écrivain. Après un coup d’état raté, le personnage se trouve dans l’obligation de mourir par Seppuku, pour sauver son honneur.
Le film est adapté d’une nouvelle éponyme écrite par Mishima et semble prédire avec précision le destin tragique de son auteur. La fascination pour sa propre fin et le cérémonial qui l’accompagne sont évidents. Maudit, détruit, ce film de 30 minutes en noir et blanc, réalisé en deux jours seulement, unique réalisation de Mishima qui joue lui-même le rôle du lieutenant Takeyama Shinji, est ressorti au Japon grâce à une pellicule miraculeusement retrouvée en 2005.
Le film a longtemps été le Saint Graal de tout admirateur de Mishima. Il était en effet réputé perdu, sa femme ayant demandé la destruction de tous les négatifs et copies existantes et interdit la diffusion des copies restantes après le suicide de son mari. Cependant, la Cinémathèque Française n’a jamais pu se résoudre à détruire sa copie et l’aurait projetée de façon confidentielle pendant des années. On pensait donc que le film était perdu à jamais pour le grand public jusqu’à la mort de Yuko, la veuve de Mishima. Sa disparition en 2005 a permis la « découverte » du négatif et d’un certain nombre de copies positives.
« Yūkoku » est ainsi l’unique film laissé par l’un des plus grands écrivains du siècle. Suivant exactement la narration d’une nouvelle de Mishima, « Patriotisme », écrite quelques années plus tôt, ce film montre de façon stylisée la dernière étreinte amoureuse et le Seppuku d’un jeune lieutenant entièrement dévoué à l’honneur samouraï, le Bushido : répétition de la mort spectaculaire que l’écrivain choisira de se donner, le 25 novembre 1970, à Tokyo.
Film ultra-esthétique, cinéma wagnérien, prolongement filmique du théâtre Nô ou encore document historique, « Yūkoku » occupe une place unique dans l’art cinématographique du XXème siècle. Ce film est surtout connu pour préfigurer le suicide de Mishima par Seppuku en novembre 1970 lors de l’échec de sa tentative de coup d’état avec sa milice d’auto-défense la Tate no Kai (la société du bouclier).
Il est aujourd’hui complexe de cerner l’homme derrière la légende que Yukio Mishima s’est lui-même forgée. Artiste aux multiples facettes, il reste autant une énigme qu’une intarissable source de fascination.