Ulysse Terrasson vient de publier son second livre. Il s’agit d’une adaptation de la BD « Une Nuit à Rome », réalisée par son père, Jim, dont le tome 4 vient de paraître chez Bamboo Eds.
On retrouve avec bonheur l’auteur de « Plein de Promesses », sorti en 2018, et son style à la sensibilité toute particulière, fait de chapitres courts et de formules poétiques, comme autant de concentrés d’humour, de tendresse et de douceur. Car Ulysse Terrasson est talentueux dans l’art d’exprimer l’intimité de ses personnages. Celui de Sophia en est la pleine illustration. L’auteur sait comme nul autre pareil amener le lecteur à comprendre de l’intérieur les agissements de ses personnages. Il ne décrit pas des faits. Il n’est pas dans l’histoire événementielle, cette forme d’histoire qui articule la narration et l’événement. Il s’agit d’une histoire qui se ressent et d’une narration qui se devine à travers l’intériorité des protagonistes.
L’exercice d’adaptation est peu confortable et plutôt glissant. Un travail d’équilibriste entre la trame narrative, impossible à contourner, et le besoin de développer l’univers intime des personnages.
Instant City a pris plaisir à retrouver cet auteur attachant pour une nouvelle interview très riche. Des retrouvailles après deux années trop longues à notre goût. Le temps qu’il aura fallu à ce jeune écrivain de 25 ans pour nous offrir de nouveaux moments de grâce par l’exploration d’autres personnages, avec ce don qu’a Ulysse Terrasson de nous faire voyager dans l’intériorité d’hommes et de femmes qui parfois nous ressemblent, parfois non.
IC : Votre premier livre « Plein de Promesses » est paru il y a deux ans. Quel est le bilan de la sortie de votre premier livre ?
UT : J’en garde le souvenir d’une expérience incroyable. On est toujours très heureux et très fier de voir son premier roman publié. Les ventes ont dépassé mes espérances. Bien que je ne m’intéresse pas tant que ça aux chiffres, mais plus à l’écriture et au travail en lui-même, c’est dingue de se dire qu’autant de gens ont acheté et lu le livre. J’ai reçu de nombreux retours positifs. « Plein de Promesses » est en quelque sorte devenu mon CV : je l’ai donné comme on donne une carte de visite. Cela m’a permis d’approcher les artistes que je chéris. C’était magique. Un livre, c’est beaucoup de travail, de patience, d’investissement, mais à la fin ça devient un produit dans une librairie et, si on a de la chance, un tremplin pour en écrire d’autres.
IC : Que s’est-il passé durant ces deux années ?
UT : J’ai déménagé à Paris avec mon amoureuse. J’ai fait des petits boulots. Je ne sais pas, j’ai joué au bowling… (Rires). Et puis, surtout, j’ai écrit. Beaucoup. Des nouvelles. De nombreuses nouvelles. L’intention n’était pas de publier, mais de découvrir, d’apprendre, d’expérimenter de nouvelles techniques d’écriture. Parallèlement à cela, j’ai démarré un gros projet dont la réalisation va nécessiter trois ou quatre ans de mise en place. Alors quand l’éditeur d’« Une Nuit à Rome » m’a contacté pour savoir si cela m’intéresserait d’écrire l’adaptation de la BD en roman, j’y ai vu l’occasion de faire une pause.
IC : Justement, comment l’idée de cette collaboration père-fils est-elle née ?
UT : Le tome 3 de la BD venait de sortir. Bamboo, l’éditeur, et mon père, l’auteur, voulaient faire un événement autour de cette fin de cycle : une adaptation au cinéma et un roman. Ils ont pensé à moi et j’ai accepté. C’est une histoire que je chéris depuis toujours. J’ai vu mon papa travailler dessus lorsque j’étais tout jeune adolescent. J’ai vu les planches, les doutes, j’ai parfois posé pour l’aider à dessiner certaines silhouettes. Bref, c’est devenu une histoire de famille : mon père s’occupe du scénario et des dessins, ma mère des couleurs, le fils du roman. Question : qu’est-ce que ma sœur attend pour y apporter son grain de sel ? (Rires). Au-delà de ça, les thèmes développés dans « Une Nuit à Rome » me touchent particulièrement : la nostalgie de la jeunesse, la difficulté d’être adulte. Le travail, la famille, l’amour : toutes les histoires tournent plus ou moins autour de ces trois sujets.
IC : Le thème du père était déjà très présent dans votre premier ouvrage. Il revient sur le devant de la scène, avec cette adaptation faite par son fils.
UT : Oui. Le thème du père était déjà, comme vous l’avez souligné, très présent dans mon premier roman. Parce que c’est un thème très présent dans la littérature : je pense à John Fante, je pense à « L’Odyssée », je pense à « Star Wars ». Ou parce que le cordon ombilical est difficile à couper… (Rires) J’ai la chance d’être le fils d’un artiste que j’admire. Alors, pourquoi me priver d’une telle collaboration ?
IC : Quelle est la différence entre la BD et le roman ? Les lecteurs de la BD vont-ils retrouver dans le roman la même histoire, les mêmes textes ?
UT : J’espère que oui. À vrai dire, j’ai essayé d’écrire deux romans en un : un pour ceux qui ont déjà lu la BD avant, un pour ceux qui ne l’ont jamais lue. Ce qui m’a intéressé, c’était de permettre à la première catégorie de lecteurs d’entrer dans la tête des personnages, d’en savoir un peu plus sur eux, d’apprendre à mieux les connaître ou, du moins, à les connaître différemment. Et puis, pour la seconde catégorie de lecteurs, de proposer un roman tout ce qu’il y a de plus indépendant. Une histoire, des personnages, des phrases… Un roman, quoi !
IC : Comment avez-vous articulé texte original et roman ? Quelle est la part du texte issu de la BD et celle issue de votre propre créativité ?
UT : Il a fallu avant tout faire preuve de méthodologie. L’avantage était que je connaissais la BD par cœur. Si « Plein de Promesses » était construit sur la base d’une série, avec tout un tas de petites unités, pour « Une Nuit à Rome », la base était davantage cinématographique. Il y avait un début, un milieu, une fin. Il y avait des exigences narratives. D’abord, j’ai retapé tous les dialogues sur mon ordinateur : en termes de volume de texte, ça faisait déjà un petit roman. Ensuite, j’ai découpé le texte en chapitres. J’ai établi un plan de l’histoire, scindé ses étapes, assimilé comment l’œuvre était construite. Je me suis arraché les cheveux. J’ai rajouté des choses, j’en ai supprimé d’autres. J’ai douté, j’ai arrêté de douter. Finalement, j’ai terminé. Si le roman s’inspire de la BD, je refusais d’en faire un simple copier/coller. Je pensais à Abdellatif Kechiche et à Ghalya Lacroix, absorbant le roman graphique de Julie Maroh, « Le bleu est une couleur chaude », pour en faire leur scénario de « La Vie d’Adèle ».
Il y avait trois challenges à réussir, en gros. Le premier, c’était de traduire en langage romanesque ce qui forme l’essence du roman graphique : l’aspect visuel. Par exemple, au début de la BD, il y a chez Raphaël une peinture accrochée à un mur. Cette toile est censée dire son époque aux Beaux-Arts. Cette toile m’a beaucoup embêté, au début. Et puis, j’ai eu l’idée de cette boîte rangée dans un placard, remplie de son ancien matériel à peinture, en souvenir du passé, au cas où. Et paf, c’est devenu une idée littéraire, comme ça. Le second, c’était de faire en sorte que le lecteur s’attache à l’intimité des personnages, s’attarde sur leur intériorité, et en découvre quelque chose de nouveau, quelque chose de plus que dans la BD, parce que sinon à quoi bon en faire un roman ? Le troisième, enfin, c’était de réussir à jongler entre l’histoire, la vraie narration pure et dure qui n’a jamais été mon fort, et mes petites digressions, ces moments d’intimité ajoutés, durant lesquels on entre dans la tête des personnages, ce qui parfois ralentit l’action.
IC : Certains lecteurs pourraient ressentir une rupture de style parfois, entre des chapitres plus narratifs et d’autres plus introspectifs. Les premiers plutôt liés à la BD et les seconds venant de vous. On sent selon les chapitres deux univers dans un même roman, deux écritures et deux sensibilités : la vôtre et celle de votre père.
UT : Ah merde, pourtant je voulais qu’il n’y ait qu’un seul souffle… Mais c’est possible. Il y a deux écritures dans ce roman, même si j’ai essayé de n’en faire qu’une, comme on peut dire grosso modo qu’il y a deux styles d’écriture : l’écriture à l’américaine, dans laquelle on se focalise sur l’histoire, dont l’objectif est de pousser le lecteur à tourner la page, et l’écriture à la française, où ce sont plus les mots qui sont mis en avant, les petites phrases, les détails du quotidien… On ne lit pas vraiment Proust pour le scénario. (Rires)
C’est dans ce cadre que nous avons élaboré le projet du roman « Une Nuit à Rome ». Parce que mon père a proposé dans sa BD une histoire visuelle, dont les dessins traduisent la sensualité, j’étais dès le début face à un obstacle : il m’était matériellement impossible de montrer le corps de Marie à chaque page – d’autant plus que je ne suis pas un grand fan des descriptions. Là où dans la BD mon père montre le côté femme fatale de Marie, mystérieuse et inaccessible, belle, je me suis dans le roman plus intéressé à l’intériorité de Raphaël face à elle, ce qu’il voit, ce qu’il croit comprendre et ce qu’il ne comprend pas. J’ai voulu raconter cette histoire autrement. Certains m’ont fait la réflexion, d’ailleurs. On m’a fait remarquer que la sensualité de Marie ressortait moins dans le roman que dans la BD. C’était un risque, qui découle du choix de me concentrer sur les sentiments des personnages. De m’intéresser moins au corps de Marie, mais à ce qui se passe dedans. D’exprimer sa vérité avec des mots, des détails, d’entrer dans sa tête, de pointer du doigt ce qui exprime son émotion, de l’humaniser en somme. J’ai voulu la montrer autrement.
IC : Quelle a été votre moteur pour l’écriture de ce roman ?
UT : Je me souviens que, quand j’étais petit, j’aimais beaucoup les romans « Star Wars ». Les films, je les connaissais par cœur, et pourtant j’aimais lire les romans ensuite. Mais pourquoi ? Je n’avais vraiment pas mieux à faire ? Qu’est-ce que je trouvais aux romans que je n’avais pas dans les films ? Je pense que c’est ça qui a été le plus fort moteur pour l’écriture de ce livre : redécouvrir l’histoire, à travers un angle différent. Le cinéma et le roman proposent deux expériences différentes : au cinéma, on reçoit le film d’un coup, dans sa globalité, alors qu’un livre, on le picore, un chapitre après l’autre ; finalement, c’est assez rare de le gober d’une traite. Dans une salle de cinéma, je ne fais pas de pause, je suis emporté dans le flot de l’action, de l’histoire, les images défilent sans me laisser le temps de souffler. Mais dans un bouquin, rien qu’en changeant de chapitre, je fais un break. Je me pose la question de continuer ou non. Devant un film, il n’y a que le film ; devant un livre, il y a moi et il y a le livre. C’est une expérience différente ; c’est une relation différente, même. Et j’aime ça. Et c’est pourquoi les novellisations se doivent de n’être pas tout à fait pareilles aux films « Star Wars », à la BD « Une Nuit à Rome ». J’ai fini par comprendre qu’il fallait traduire l’expérience d’un medium à travers les outils de l’autre. Et c’est ce que j’ai essayé de faire.
IC : Quel est le personnage qui vous a le plus inspiré ?
UT : Indéniablement, Sophia. C’est un personnage assez peu développé dans la BD, et pourtant je l’aime beaucoup, elle m’émeut profondément. D’ailleurs, le passage que je préfère dans le roman est celui où – spoiler alert – le train arrive à Fignac, Raphaël l’a laissée tomber, elle est seule avec son chat, et elle remarque son père qui l’attend sur le quai de gare, et… et stop : pour savoir ce qui s’y passe, lisez le livre ! (Rires)
IC : Autant Marie est attachante dans la BD car elle est très belle, autant dans le roman elle apparaît plus comme une diva capricieuse et inconséquente. Est-ce comme cela que vous l’avez abordée ?
UT : Pas du tout. Pour moi, Marie est un personnage en perdition, qui a besoin d’aide. J’ai de la compassion pour elle parce qu’elle ne sait pas très bien ce qu’elle fait. Je crois que Marie est le genre de personne qui, depuis son enfance, a toujours entendu et vu les gens s’extasier sur elle à cause de sa beauté. Elle a reçu tous les suffrages, toutes les attentions, mais parce qu’elle est belle. Et c’est terrible. Marie me touche parce qu’elle vit un genre de tragédie. Comment se défaire du « tu me plais parce que tu es jolie » ? Comment être plus que ça aux yeux des autres ? Prenons le début de l’histoire, par exemple. Elle se tient en haut d’une falaise et elle se jette dans l’océan. Mais pour quoi faire ? Pour en finir ? Pour fracasser sa beauté, ainsi se venger ? Pour ressusciter ? Mystère et boule de gomme… Selon moi, Marie n’est pas une diva capricieuse et inconséquente, c’est un être humain avec des failles, des regrets et de la peur. De la peur, surtout : la peur de vieillir. Et cette peur-là, je crois, c’est le fondement d’« Une Nuit à Rome ».
IC : Une nuit à Rome pourrait donc être perçu comme un roman sur la crise de la quarantaine ?
UT : Carrément ! (Rires) Marie et Raphaël se sont rencontrés à l’école des Beaux-Arts. Tous deux rêvaient d’être artistes. Marie est celle qui est restée la plus proche de ce rêve : elle est prof dans le milieu qu’elle affectionnait plus jeune. Raphaël, lui, est maintenant dans l’immobilier : il vend des appartements. Voilà grosso modo la situation initiale. Et puis, BAM ! Ils se retrouvent face à un choix : continuer leur vie normalement, avec tout ce que cela compte de routine, de pilotage automatique ; ou s’en aller, partir, et peut-être retrouver les anciennes sensations, la bouteille de rosé, la jeunesse perdue, le sexe sans l’habitude, les nuits blanches… C’est un choix d’autant plus difficile que, s’ils ont la nostalgie de leurs vingt ans, ils ont surtout quarante ans bientôt. Ils ont des vies bien engagées. Ils comprennent que ça va être tout le temps un peu ça. Que les surprises ont été remplacées par les responsabilités. Et ils ont peur. Et c’est ça, cette crise, qui est le thème central d’« Une Nuit à Rome ». Cette impression d’inachevé.
Interview par Anne Feffer
© Photo Ulysse Terrasson : Manon Caré
© Photo à la Une avec l’aimable autorisation de Jim Thierry Terrasson