Lorsque deux monstres sacrés se retrouvent sur scène, tout peut arriver, le meilleur comme le pire… Et là, en l’occurence, avec Chet Baker et Stan Getz, filmés et enregistrés à l’occasion d’un concert à Stockholm le 18 février 1983, nous assistons à un moment de grâce, suspendu dans le temps. Les deux maîtres incontestés du Cool Jazz n’avait pas joué ensemble depuis plus de trente ans, et pourtant la magie opéra, juste avant que leurs routes ne se séparent, pour toujours…
Selon le chroniqueur de jazz Mike Hennessey et le biographe de Stan Getz, Donald Maggin, les circonstances entourant la réalisation de ces enregistrements de 1983 étaient pesantes à l’extrême. Pour des raisons diverses et variées, Stan Getz ne souhaitait pas jouer en concert avec Chet Baker, et l’a finalement congédié avant même que la moitié des 35 dates prévues initialement aient été honorées. Mais avant le départ de Baker, ils ont cependant joué ensemble sur scène à l’occasion de deux concerts organisés à Stockholm, qui fort heureusement, ont été enregistrés, et laissés à la postérité…
En effet, même dans ce contexte tendu, Stan Getz et Chet Baker n’ont pas livré une prestation classique, loin s’en faut, car l’album qui a immortalisé ce moment démontre encore l’étendue du génie de Chet Baker, qui malgré des années d’addiction aux drogues et la dégradation physique qui en a résulté, n’a rien perdu de sa sensibilité, de sa musicalité et de son talent. Stan Getz est égal à lui-même, lyrique, désinvolte, affichant une certaine morgue, quand Chet Baker démontre qu’il reste un des jazzmen les plus créatifs et les plus spontanés. Et dans sa voix, l’émotion est restée intacte… Si vous êtes un inconditionnel de Stan Getz, vous ne serez pas déçu. Il est excellent. Mais Chet Baker est superbe…
Ainsi, le Stan Getz Quartet (composé de Stan Getz au sax tenor, Jim McNeely au piano, George Mraz à la basse et Victor Lewis à la batterie) devait ouvrir le concert par un set incluant certains des standards de Getz, comme « O Grande Amor » ou encore « We’ll Be Together Again ». Chet Baker devait ensuite les rejoindre sur scène pour deux ou trois titres vocaux, normalement « Just Friends » et « My Funny Valentine ». Et pour finir, ils étaient supposés jammer sur trois ou quatre morceaux, tels que « Stella by Starlight » ou « Airegin ».
Mais selon le promoteur des concerts, Wim Wigt, dès le début de la tournée, Stan Getz ne parvint pas à cacher son dédain pour Chet Baker, pour sa façon de chanter, pour ce qu’il était devenu. « Baker n’avait fait que gâcher son talent, et il n’était pas fiable » déclara-t-il à Mike Hennessey. « Getz était en fait jaloux du succès dont Chet jouissait depuis toujours ». Et la relation était encore plus compliquée par « ce qui pourrait se définir par une sorte de conflit d’addictions… Getz buvait beaucoup à l’époque, et Chet était accro à l’héroïne. Ce qui n’empêchait pas Stan Getz de ressentir un mépris profond pour la condition de toxicomane de Chet ». Stan Getz tenta de monter tout le groupe contre Chet Baker, ce qui ne fut pas couronné de succès. Dans un dernier sursaut d’orgueil, il posa un ultimatum à Wim Wigt : « Ce sera lui ou moi ». Le promoteur choisit donc la voix de la raison, en donnant congé à Chet Baker, qui retourna à ses paradis artificiels…
Chet le maudit finit ses jours en se jetant par la fenêtre d’un hôtel miteux d’Amsterdam… Triste fin pour un ange…