S’il y a un compositeur de musiques de films qui a toujours su exprimer et retranscrire l’esprit français, dans ses paradoxes, ses doutes ou ses emportements, c’est bien Philippe Sarde. Ce mélange de culture, d’étrangeté, d’élégance, qui définit ce que nous sommes et qu’il transforme en mélodies, au service de toutes ces histoires filmées pour le cinéma. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que ce sont les réalisateurs les plus ancrés dans une certaine tradition hexagonale qui ont eu recours à son inspiration.
C’est avec Claude Sautet que Philippe Sarde, le frère du producteur Alain Sarde, débute et qu’il acquiert très tôt une certaine reconnaissance fondée sur un talent évident et une exigence déjà très affirmée. En effet, il a tout juste vingt ans lorsqu’il imagine ce que l’on entendra deux ans plus tard dans « Les Choses de la Vie », le troisième film du réalisateur de « Classe Tous Risques ». Incroyablement en phase avec le drame qu’elle est censée illustrer, sa musique devient comme une seconde peau…
Car ce jeune homme pétri de cinéma depuis l’enfance se permet de combler les vides et les séquences sans dialogue pour y définir la pensée à l’instant t de tel ou tel personnage. Il se revendique d’ailleurs lui-même comme « un scénariste musical ». Il faut savoir qu’à 17 ans, Philippe Sarde réalisait son premier court métrage et envisagea un temps de poursuivre dans cette voie. Mais Vladimir Cosma, qui l’aidera à orchestrer la bande originale de cette première œuvre, décèlera déjà en lui d’indéniables qualités qui détermineront le choix du jeune homme pour la musique.
« Les Choses de la Vie », porté par des acteurs inoubliables, est le premier très grand succès, tant public que critique, de Sautet. Quant au score, il va lui aussi contribuer à la renommée du film et devenir un classique absolu, grâce notamment à la « Chanson d’Hélène » chantée par Romy Schneider avec la contribution de Michel Piccoli, sur un texte de Jean-Loup Dabadie.
Outre cette chanson incontournable, on se souviendra aussi de cet autre morceau de bravoure, composé pour la scène de l’accident de voiture. Cette manière minutieuse de sculpter les sons, de les ciseler, de les modeler à chaque image, notamment durant tout le montage et le découpage des plans de l’accident, qui restera un modèle du genre.
Philippe Sarde entremêle les sons, qui deviennent matière et texture. D’abord tout en douceur puis avec des fulgurances, comme des chocs, comme le chaos. On y entend la tôle se froisser, la peur, la violence de l’accident, mais aussi les choix et la vie même de Pierre, en suspens dans cette inoubliable scène qui fera école et qui sera étudiée dans les académies de cinéma du monde entier.
Avec ce premier coup de maître, Philippe Sarde laisse dès lors augurer de toute l’étendue de son talent profond et novateur. A mesure que l’on plonge dans ses créations, on se rend compte que non seulement son travail s’inscrit dans le temps, quelle que soit d’ailleurs l’époque à laquelle se déroule l’action, mais qu’il résonne également en nous, au diapason de nos propres histoires et de nos sentiments les plus profonds. Derrière cette façon toujours empreinte de modestie, au premier abord, d’exprimer sa musique, se cache une incroyable puissance, qui nous étreint et nous comprime le cœur.
Philippe Sarde est né au beau milieu des partitions et du cinéma, entre une mère chanteuse à l’Opéra de Paris et un parrain, Georges Auric, qui composera le score de « La Grand Vadrouille ». L’un de ses frères, Alain, deviendra quant à lui producteur de films. Baignant ainsi depuis toujours dans cette ambiance créative, son sort était donc scellé et la voie toute tracée pour le jeune homme…
Plutôt discret et avare en démonstrations mondaines – « People », dirait-on aujourd’hui – il faut bien reconnaître que Sarde ne s’est jamais vraiment rendu disponible pour les entretiens ou diverses interviews. Car il préfère de loin consacrer son temps à ses recherches musicales, dans la pénombre du studio, là où il se sent le mieux. Et il laisse aux autres le soin de décrypter sa musique, plutôt que d’avoir à courir les plateaux pour y dévoiler ses tours de magie…
A chaque nouveau projet qu’il entreprend, il ressent le besoin de sans cesse surprendre en se réinventant, en tentant de repousser les limites de ses explorations, toujours en quête de nouvelles sources d’inspiration, avec l’aide précieuse d’autres musiciens qu’il va chercher un peu partout, comme le saxophoniste américain Stan Getz (« Mort d’un Pourri »), Chet Baker et sa trompette fiévreuse (« Flic ou Voyou »), l’ensemble de musiciens argentins spécialiste du bandonéon, Cuarteto Cedron (« Une Étrange Affaire ») ou encore le violoniste Stéphane Grappelli (« Beau Père »). Il n’hésite pas non plus, pour des projets de plus grande envergure, à faire appel au célèbre London Symphony Orchestra (« Lord of The Flies »).
Mais Philippe Sarde est aussi toujours en quête de nouveaux sons, avec une approche sans cesse renouvelée pour mieux appréhender l’œuvre qu’il doit habiller. Il ne va donc jamais là où on l’attend… Car il y a bien de la malice, voire de la roublardise, à jouer ainsi avec l’inspiration et les joies de la création. On se souvient par exemple du thème créé pour le film « Le Choc » de Robin Davis, avec Catherine Deneuve et Alain Delon ; un film assez quelconque, certes, mais on se souvient néanmoins de cette musique jouée avec des instruments moyenâgeux, conférant ainsi au projet une atmosphère singulière.
Philippe Sarde est aussi un homme d’amitié et de fidélité. Il conçoit ses collaborations professionnelles d’abord parce qu’il s’entend avec ceux qui vont travailler avec lui. Claude Sautet, bien-sûr, mais aussi Georges Lautner, Jacques Doillon, Pierre Granier-Deferre, Marco Ferreri, André Téchiné ou Bertrand Tavernier vont tisser avec lui de longs parcours tous différents, mais fondés sur la même envie.
Philippe Sarde, l’homme aux multiples horizons et aux motivations diverses, s’inscrit parfaitement dans le paysage musical classique français. Il est à sa manière un digne successeur des grands formalistes de la fin du 19ème et début 20ème, entre Debussy, Ravel, Satie ou Poulenc. Avec élégance et tact, il crée un univers subtil qui ne se martèle jamais, comme chez les Allemands, les Russes et tous les compositeurs d’Europe de l’Est. Chez Sarde, la musique est « vaporisée », suggérée. Même s’il ne s’en revendique pas, Philippe Sarde propose depuis ses débuts et au fil de ses collaborations, une musique qui ne prend jamais le dessus sur l’image qu’elle est censée habiller. Au contraire, elle se conçoit toujours comme un élément diégétique et complémentaire.
Parmi l’impressionnante liste des musiques qu’il a composées depuis 1969, certaines sont devenues des classiques absolus, au même titre que les films qu’elles illustrent. Des thèmes que l’on garde en tête et qui s’avèrent être au fil des années nos musiques à nous, la bande originale de notre propre vie. Ainsi, avec « Les Choses de la Vie » déjà évoqué au début de l’article, nous retiendrons cinq autres films qui montrent l’étonnante richesse et la variété de l’oeuvre de Philippe Sarde.
Pour le film « Le Chat » de Pierre Granier-Deferre et son final, il y a d’abord ce thème au piano qui est ensuite rejoint par un petit ensemble à cordes, tout en dépouillement, en retenue, pour se libérer ensuite des convenances, affronter le chagrin de plein fouet et finalement contempler la mort et l’oubli.
« Vincent, François, Paul et les Autres » convoque tout d’abord un peu d’accordéon, pour bien nous signifier que c’est une histoire qui se déroule en France, mais une histoire chorale. Puis vont s’enchaîner tour à tour plusieurs instruments qui, en quelques ruptures de ton, vont chacun jouer leur propre partition. On peut ainsi y voir en filigrane tous ces personnages brossés par Sautet dans le maelström de la vie.
1981, « Coup de Torchon ». Pour cette histoire tirée d’un roman de Jim Thompson et dont Bertrand Tavernier a préféré réadapter l’intrigue originelle en la transposant dans l’Afrique coloniale des années 30, théâtre et représentation tragi-comique de personnages plus pourris les uns que les autres, Philippe Sarde opte pour une musique d’abord presque abstraite, onirique et fantastique, puis qui se précise en un lent et suave tango jazzy, une sorte de boléro grandiloquent à base de cuivres et de percussions.
En 1981, Philippe Sarde compose également la musique de « La Guerre du Feu ». Pour ce film hors du commun réalisé par Jean-Jacques Annaud, il aura fallu trouver le ton juste, d’abord pour éviter de tomber dans les pièges et les poncifs du genre, mais aussi pour insuffler de l’âme à l’histoire tout en campant le décor de situations inédites ou juste évoquées sur des peintures rupestres. Il résulte de ce pari risqué et audacieux une symphonie brillante et élégiaque, où l’on nous parle des éléments originels. Symphonique, tribal, atonal ou mélodique, Sarde utilise tout ce dont il peut disposer dans sa malle magique pour nous transporter à l’époque des premiers hommes.
Et puis pour finir, nous ne pouvions pas nous quitter sans avoir évoqué « César et Rosalie » et son thème qui accompagne la lettre que lit Rosalie (Romy Schneider) s’adressant à David (Sami Frey), puis ce même thème qui revient à la fin du film, lorsque César (Yves Montant) et David sont en train de déjeuner au rez-de-chaussée d’une maison dont la fenêtre donne sur un jardin et la rue. Dehors, un taxi s’arrête devant la maison. C’est Rosalie qui en sort.
Elle s’immobilise derrière la grille du jardin et contemple un instant ses deux anciens amants aujourd’hui réunis, que l’on peut distinguer par la fenêtre ouverte. David aperçoit Rosalie en premier puis c’est au tour de César. David regarde César qui regarde Rosalie, en une figure triangulaire amoureuse, puis tous deux contemplent sans rien dire la femme qu’ils ont aimée et qu’ils aiment probablement encore. Rosalie s’apprête à rentrer en franchissant la porte du jardin. L’image se fige sur son visage et la musique de Sarde monte. Générique de fin…
Tout le cinéma français est résumé dans cette scène, dans ce qu’il a de plus classique, pur, romantique, romanesque, simple, beau, bouleversant. Et la musique de Philippe Sarde est omniprésente, sans jamais trop en faire… Elle nous tient par la main, sans jamais la serrer. Et elle nous accompagne de nouveau sur nos chemins à nous ; une musique pour nous et nos sentiments.
✓ Extrait de « Philippe Sarde, un voyage musical dans l’histoire du cinéma » de Frédéric Zhamochnikoff et Frédéric Chaudier (Flair Production)
✓ Photo à la Une : Victoria Mayet