A quelques semaines de la prochaine élection présidentielle, replongeons-nous avec bonheur dans une des scènes les plus mythiques du cinéma français, et cette passe d’armes opposant Émile Beaufort, l’ancien président du Conseil, et Philippe Chalamont, son chef de cabinet indélicat, lié aux puissances de l’argent. Rappelons juste que ce film réalisé par Henri Verneuil, « Le Président », date de 1961 et préfigure les maux qui décrédibilisent tant la fonction politique de nos jours, tout en résonnant de façon si particulière sur la question de l’Europe. Conclusion : jeunesse ne signifie pas forcément renouveau…
Emile Beaufort : Messieurs, Monsieur le Député Chalamont vient d’évoquer en termes émouvants les victimes de la guerre… Je m’associe d’autant plus volontiers à cet hommage qu’il s’adresse à ceux qui furent les meilleurs de mes compagnons… Au moment de Verdun, Monsieur Chalamont avait dix ans… Ce qui lui donne, par conséquent, le droit d’en parler… Étant présent sur le théâtre des opérations, je ne saurais prétendre à la même objectivité… On a une mauvaise vue d’ensemble lorsqu’on voit les choses de trop près… Monsieur Chalamont parle d’un million cinq-cent mille morts, personnellement, je ne pourrais en citer qu’une poignée, tombés tout près de moi… J’ai honte, Messieurs ! Mais je voulais montrer à Monsieur Chalamont que je peux, moi aussi, faire voter les morts… Le procédé est assez méprisable, croyez-moi !…
Moi aussi, j’ai un dossier complet, trois-cents pages… Trois-cents pages de bilans et de statistiques que j’avais préparés à votre intention… Mais en écoutant Monsieur Chalamont, je viens de m’apercevoir que le langage des chiffres a ceci de commun avec le langage des fleurs : on lui fait dire ce que l’on veut ! Les chiffres parlent mais ne crient jamais… C’est pourquoi ils n’empêchent pas les amis de Monsieur Chalamont de dormir. Permettez-moi, Messieurs, de préférer le langage des hommes. Je le comprends mieux !…
Pendant toutes ces années de folie collective et d’auto-destruction, je pense avoir vu tout ce qu’un homme peut voir… Des populations jetées sur les routes, des enfants jetés dans la guerre, les vainqueurs et les vaincus finalement réconciliés dans les cimetières, que leur importance a élevés au rang de curiosité touristique. La paix revenue, j’ai visité des mines. J’ai vu la police charger des grévistes, je l’ai vue aussi charger des chômeurs… J’ai vu la richesse de certaines contrées, et l’incroyable pauvreté de certaines autres… Eh bien durant toutes ces années, je n’ai jamais cessé de penser à l’Europe… Monsieur Chalamont, lui, a passé une partie de sa vie dans une banque à y penser aussi… Nous ne parlons forcément pas de la même Europe…
Philippe Chalamont : Nous pensons d’abord à la France ! Et vous n’avez pas le monopole de l’Europe, nous y pensons aussi !
Emile Beaufort : Tout le monde parle de l’Europe ! Mais c’est sur la manière de faire cette Europe que l’on ne s’entend plus ! Et c’est sur les principes essentiels que l’on s’oppose ! Pourquoi croyez-vous, Messieurs, que l’on demande au gouvernement de retirer son projet d’union douanière ? Parce qu’il constitue une atteinte à la souveraineté nationale ? Non, pas du tout ! Simplement parce qu’un autre projet est prêt… Un projet qui vous sera présenté par le prochain gouvernement !
Philippe Chalamont : Monsieur le Président, je vous demande la permission de vous interrompre !
Emile Beaufort : Ah non ! Et ce projet, je peux en avance vous en énoncer le principe… La constitution de trusts verticaux et horizontaux, de groupes de pression, qui maintiendront sous leur contrôle non seulement les produits du travail, mais les travailleurs eux-mêmes ! On ne vous demandera plus, Messieurs, de soutenir un ministère, mais d’appuyer un gigantesque conseil d’administration ! Si cette assemblée avait conscience de son rôle, elle repousserait cette Europe des maîtres de forges et des compagnies pétrolières… Cette Europe qui a l’étrange particularité de vouloir se situer au-delà des mers, c’est-à-dire partout… sauf en Europe ! Car je les connais, moi, ces Européens à têtes d’explorateurs…
Jussieu : La France de 89 avait une mission civilisatrice à remplir.
Emile Beaufort : Et quelques profits à en tirer !
Jussieu : Il y avait des places à prendre… Le devoir de la France était de les occuper, de trouver de nouveaux débouchés pour son industrie, un champ d’expérience pour ses armes…
Emile Beaufort : Et une école d’énergie pour ses soldats, je connais la formule… Et bien personnellement, je trouve cette mission sujette à caution, et son profit dérisoire… Sauf évidemment pour quelques affairistes en quête de fortune et quelques missionnaires en mal de conversion… Or je comprends très bien que le passif de ces entreprises n’effraie plus une assemblée où les partis ne sont plus que de vulgaires syndicats d’intérêt !
Jussieu : Je demande que les insinuations calomnieuses que le Président du Conseil vient de porter contre les Élus du Peuple ne soient pas publiées au Journal Officiel.
Emile Beaufort : J’attendais cette protestation… Je ne suis pas surpris qu’elle vienne de vous, Monsieur Jussieu… Vous êtes, je crois, conseil juridique des aciéries Krenner ?… Je ne vous le reproche pas…
Jussieu : Vous êtes trop bon !
Emile Beaufort : Je vous reproche simplement de vous être fait élire sur une liste de gauche et de ne soutenir à l’Assemblée que des projets d’inspiration patronale !
Jussieu : Il y a des patrons de gauche, je tiens à vous l’apprendre !
Emile Beaufort : Il y a aussi des poissons volants, mais ils ne constituent pas la majorité du genre… Lorsqu’il y a quelques mois, les plus qualifiés parmi les maîtres-nageurs de cette assemblée sont venus me trouver pour éviter une crise de régime, j’ai pris un engagement… celui de gouverner… Or, gouverner ne consiste pas à aider les grenouilles à administrer leur mare !
La politique, Messieurs, devrait être une vocation… Elle l’est pour certain d’entre vous… Mais pour le plus grand nombre, elle est un métier… Un métier qui, hélas, ne rapporte pas aussi vite que beaucoup le souhaiteraient, et qui nécessite d’importantes mises de fonds car une campagne électorale coûte cher ! Mais pour certaines grosses sociétés, c’est un placement amortissable en quatre ans… Et s’il advient que le petit protégé se hisse à la présidence du Conseil, le placement devient inespéré… Les financiers d’autrefois achetaient des mines à Djelitzer ou à Zoa, ceux d’aujourd’hui ont compris qu’il valait mieux régner à Matignon que dans l’Oubangui et que de fabriquer un député coûtait moins cher que de dédommager un Roi Nègre !… Que devient dans tout cela la notion du Bien Public ? Je vous laisse juges…
Le gouvernement maintient son projet. La majorité lui refusera la confiance et il se retirera… Il y était préparé en rentrant ici… J’ajouterai simplement, pour quelques uns d’entre vous, réjouissez-vous, fêtez votre victoire… Vous n’entendrez plus jamais ma voix et vous n’aurez plus jamais à marcher derrière moi… Jusqu’au jour de mes funérailles nationales, que vous voterez d’ailleurs à l’unanimité… Ce dont je vous remercie par anticipation…
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