Parmi la longue liste des réalisateurs clivants qui aiment entretenir cette image immorale et extrême de leur art, on peut dire que Lars von Trier y tient une place de premier choix. En France, dans le même registre, on pense tout de suite à Gaspard Noë, le maître étalon de ce qui se voudrait un cinéma révolutionnaire et extrême.
« Element of Crime », « Epidemic » et « Europa », les trois premiers vrais films du cinéaste danois Lars von Trier, après qu’il eut réalisé moult courts-métrages, possédaient pourtant un certain parfum de nouveauté, entre expérimentation, travail sur l’image et le son. Ici, il re-visitait le polar, la SF ou la fable politique avec personnalité et audace. De 1984 à 1991, il aura en tout cas tracé les sillons d’un cinéma nouveau, formel et étonnant. La noirceur était également déjà au rendez-vous, mais plus comme une figure de style et une volonté anticonformiste de ne pas être confondu avec l’esthétique de l’époque.
A partir de « Breaking the Waves » (1996), sorti après son incursion furtive dans le fantastique pur avec sa mini-série « The Kingdom » (« L’Hôpital et ses Fantômes »), produite pour la télévision danoise et distribuée en salle en France sous la forme d’un film en deux parties, assez indigeste, la dépression qui semblait couver depuis toujours se manifeste au grand jour.
Le réalisateur des « Idiots » et co-inventeur du concept pipo « Le Dogme » part très loin dans un délire hystérico-judeo-chrétien-pensum à base de relecture de la Bible, mais à l’envers, d’un cynisme déguisé en princeps philosophique assorti d’un nihilisme gothique et d’actrices marionnettes qu’il se plaît tant à malmener. Tout cela à grand renfort de tout ce qui choque et qui pourrait, voire qui se doit, d’ulcérer les âmes bien pensantes.
Seulement, ce cinéma-là ne s’adresse pas pour autant aux bonnes personnes. Le public qui le suit est constitué globalement de tous ceux qui ont envie de briller dans le noir de l’inculture cinématographique générale, en se calant dans les angles aigus de ce cinéma hermétique et bien au creux d’un soit-disant rejet de l’humanité. « Breaking the Waves », le chemin de croix d’une femme (de toutes les femmes ?), dans le but de retrouver, ou de perdre, ce qui lui restait d’humanité. Une vision de la femme comme éternelle martyre face à l’homme, pudride, lâche et érotomane.
N’est pas misanthrope qui veut, et même Maurice Pialat, haï et craint de son vivant, savait raconter des histoires, avec des personnages forts qui nous enveloppaient de leur trajectoire jusqu’à son terme. L’empathie restait tout de même un vecteur primordial pour que l’on puisse adhérer.
La filmographie de Lars von Trier prend donc un virage à 90 degrés précisément à partir de « Breaking the Waves » et la critique le couvre aussitôt de louanges. Même si on ne saisit pas vraiment où il veut en venir, les festivaliers de tous poils pressentent le potentiel du réalisateur danois, surtout s’il persévère dans ce sens, en choquant le bourgeois et en nous proposant cette description à la hache de la femme, élevée au rang d’éternelle pécheresse.
Alors, on prétendra forcément que c’est là toute la force de l’humour protestant des gens du nord. Soit… Mais là aussi, n’est pas Pasolini qui veut. Et il ne suffit pas de montrer des horreurs, le tout agrémenté d’une réalisation convulsive et parkinsonienne pour savoir exposer froidement sa vision du monde et sa haine de l’humain.
La liste des actrices qui rêvent alors d’être « secouées » par cet artiste hautement névrosé et qui acceptent, comme Nicole Kidman, Björk ou Charlotte Gainsbourg, de « jouer » un peu à ces laborieuses constructions conceptuelles aussi prétentieuses que malsaines, s’allonge… Des cimes seront atteintes avec notamment « Antichrist » et « The House that Jack Built ».
Le réalisateur de « Dancer in the Dark » empile les visions les plus subversives et les plus dérangeantes, avec comme seul et unique but à atteindre, celui de nous retrouver la tête dans la cuvettes des toilettes. Ses obsessions morbides aux relents de bile, toujours confites de judéo-christianisme, n’évoquent en réalité plus grand-chose de très en phase avec notre époque.
Tout n’est cependant pas à jeter dans sa filmographie… Parmi ses oeuvres les plus ludiques ou les plus regardables, dans l’approche originale de leur sujet, on peut noter « Dog Ville » et le diptyque « Nymphomaniac ». Sans doute car Lars von Trier nous y démontre qu’il peut parfois laisser de côté ses obsessions sur le martyr du Christ et de l’éternelle culpabilité judéo-chrétienne.
Mais le summum du lavement à la façon von Trier sera atteint avec « Melancholia », qui ne déroge pas à la règle et nous impose une enfilade de scènes interminables mettant en scène des personnages qui se balancent des saloperies à la figure, un peu à la manière d’un film de Patrice Chéreau, mais sans la manière et sans qu’à aucun moment, on en comprenne réellement les enjeux. Il y a ce vague concept de fin du monde, avec pourtant cette assez belle idée d’une planète géante qui viendrait percuter notre bonne vieille terre, et par la même occasion balayer nos petites mesquineries, notre pénible égocentrisme, nos minables problèmes d’égo, notre humanité moribonde et exténuée…
Et il faut bien avouer que sur le papier, l’idée donnait envie, avec ces premiers plans et le prélude de l’opéra « Tristan et Yseult » en fond musical, qui sonne comme une installation grandiose à la Fondation Cartier ou au Palais de Tokyo… Mais seulement, on est assis dans une salle de cinéma ou dans son salon, tout cela dure des heures et Wagner, au bout d’une quinzième écoute sur des ralentis d’une planète mauvâtre qui se rapproche inexorablement de notre terre, finit par nous saouler dans les grandes largeurs en nous dégoûtant du compositeur allemand, avec comme dirait Woody Allen, « l’envie irrépressible d’envahir la Pologne »…
« Melancholia » est un film malade, dans le sens où il est réalisé par un homme qui peut faire à peu près ce qu’il veut, sans qu’aucune voix ne s’élève à la ronde, pour lui suggérer que peut-être que cette grande liberté artistique, cette audace créative, cette folie domptée et libératrice qui caractérisent un artiste, qu’il soit cinéaste, musicien, plasticien ou photographe, se sont ici muées en une sorte de vide embarrassant. Au-delà de toute considération esthétique, formelle ou de fond, la vision de ce « film » ne vaut peut-être que par ses quinze premières minutes et ses cinq dernières…
Alors on peut aussi renvoyer dos à dos Lars von Trier et un autre cinéaste qui a aussi sa carte et qui, quoi qu’il fasse, aura l’assentiment d’une certaine presse quand, dans le même temps, il sera décrié par un large pan du public : David Lynch. Et j’en suis féru… Mais c’est comme ça ! Lynch me touche et fait vibrer une part de mon être et de mon inconscient, tandis que Lars von Trier me révulse lorsque qu’il est, pour d’autres cinéphiles, une source infinie de réflexion et de plaisir. Une façon de se faire violence et d’aimer tremper les mains dans un dissolvant…
Sur un plan gustatif, en ce qui me concerne, j’ai toujours préféré la chair du poisson à celle du porc…