L’espionnage au cinéma se scinde en deux genres bien distincts.
Vous avez le premier genre, le plus populaire, à savoir la vulgarisation de l’essence même de ce qu’est une histoire de roman d’espionnage (James Bond, Mission Impossible, Jason Bourne ou Jack Ryan), où l’on y préfèrera les scènes d’action spectaculaires, les méchants charismatiques et les femmes fatales, et l’autre, pendant plus fidèle à ce que propose ce genre littéraire, dépeignant les arcanes du pouvoir, les faux-semblants, les enjeux, où fourmillent des tas de contradictions et de paradoxes, s’en tenant en tout cas à une approche beaucoup plus réaliste et bien moins glamour, forcément, depuis « L’Affaire Cicéron » de Joseph L. Mankiewicz (titre original : « Five Fingers » sorti en 1952), l’illustration brillante de ce qu’est un véritable film d’espionnage, jusqu’au « Bureau Des Légendes », probablement une des meilleures séries françaises qu’on ait pu voir depuis bien longtemps. « La Taupe » de Tomas Alfredson sorti en 2012 fait ainsi partie de cette deuxième catégorie.
Le succès du fabuleux « Morse » sorti quatre ans plus tôt, parlant de vampires et d’amours adolescents en milieu enneigé, tout en affichant un style âpre, brut et si peu évident, donnait à penser que fort de cette réussite totale, le réalisateur suédois allait de nouveau nous régaler avec « La Taupe », en abordant cette fois un autre cinéma de genre qu’est le film d’espionnage. Si l’on plonge donc la tête la première dans ce film, sans être un lecteur assidu d’histoires d’espionnage, ou encore féru de ces ambiances de guerre froide, de ces univers à dominante de gris propres aux romans de John Le Carré, l’auteur du livre dont est adapté le film, mais que l’on se dit qu’au vu des images nous rappelant ce cinéma 70’s à la Alan J. Pakula (« A Cause d’un Assassinat », « Klute »), Sydney Pollack (« Les Trois Jours du Condor ») ou Sidney Lumet (« The Offence »), on va pouvoir se délecter de ces ambiances froides et viciées sous-tendues par une intrigue tordue et abyssale…
Eh bien non… On devra tout juste se contenter de contempler cette fois-ci un objet empesé et mort, de cette facture qui se rattacherait plus à de la taxidermie qu’à un travail cinématographique où l’on guide son inspiration par des impulsions imaginatives et nouvelles, comme cela avait été justement le cas avec « Morse » et sa relecture du cinéma de genre fantastique et son approche aussi bien frontale qu’inédite du vampirisme. Ces relents, ces miasmes que distille « La Taupe » découlent d’un fantasme morbide conçu par Tomas Alfredson, comme s’il s’agissait d’un bibelot précieux chichiteux, posé sur une étagère, bien à la vue de visiteurs impressionnables.
Si un soin tout particulier est apporté à la lumière, aux cadrages, aux costumes et à cette reconstitution singeant un ton, une époque, un style, avec des acteurs chevronnés, impeccables, une musique inspirée, oui, de loin, on croit reconnaître un film formellement abouti, éblouissant même, dans cette pose parfaite que seuls les faussaires ont le mérite d’obtenir.
Seulement, le réalisateur se regarde filmer. Il s’enivre de sa propre création et de ce monde qu’il réinvente, ou plutôt qu’il exhume, puisqu’il tente de tout reconstruire avec un ciment qui ne prend pas. On pense au travail d’un maquilleur des pompes funèbres essayant et réussissant souvent à redonner une ultime lueur de vie au visage du mort. Tout est pesant dans ce film, lourd, alors qu’avec un tel sujet, il aurait suffit de se laisser glisser et d’aller à l’essentiel. Tous les personnages expriment ces mêmes mines contrites, ces allures corsetées et ces gestes de pierre. Cette longue visite du musée poussiéreux de l’espionnage provoque à la longue une sorte d’étouffement.
Dans les années 70, justement, un film français, « Espion, lève-toi » d’Yves Boisset, proposait aussi une histoire similaire de taupe, d’intrigue en entonnoir, avec son lot de personnages tordus, le tout baignant dans le milieu du contre-espionnage, et démontrait qu’avec des sujets aussi peu grisants, on pouvait obtenir un film qui créait autre chose que de la contemplation servile.
Hubert Touzot : Photographe dévoreur d’images