Si la langue française recèle de trésors sémantiques, les mots sont aussi complexes. A force d’être martelés, certains mots ne sonnent soudainement plus jusqu’à devenir vides de sens. Notre société hyper communicante précipite cette logique. Sommes-nous arrivés à satiété sémantique? Une vigilance accrue et une responsabilité sociale forte de la part des professionnels des mots semblent de mise.
Richesse et évolution du langage
Mis à part quelques mots spécialisés du vocabulaire scientifique ou technique, la plupart des mots sont polysémiques. Ils traduisent alors la diversité de sens de notre langue qui permet une richesse stylistique singulière. Ainsi, le mot « peine » par exemple signifie à la fois une sanction (« purger sa peine ») mais également un effort (« se donner la peine »), une gêne (« avoir de la peine à parler ») ou un chagrin (« faire/avoir de la peine »). De plus, le mot peut prendre un sens figuré en plus de son sens propre. En utilisant les ressources du vocabulaire, on peut ainsi superposer divers sens et créer des rapprochements inattendus voire susciter une multitude d’interprétations. D’où la difficulté à cerner le sens d’un mot. Par ailleurs, le langage est un matériau vivant, il est le témoin d’une époque et permet certaines incursions grammaticales ou orthographiques. Le néologisme illustre bien cette évolution. Il peut être de forme lorsqu’il constitue la création d’un nouveau mot ou de sens, lorsqu’il emploie un mot dans un sens qui n’est habituellement pas le sien.
Le travail d’authenticité
On peut tout à fait admettre que les mots évoluent, laissant alors transparaître la spontanéité du langage. Il ne s’agit pas de condamner l’évolution de la langue mais ses emplois abusifs. Cartographier la polysémie suppose une incursion linguistique à laquelle s’adonne chercheurs, sémiologues mais également éditeurs, traducteurs et autres passeurs de savoir. Face à la diversité des trésors du langage français, ils sont des guides qui permettent aux écrits du passé d’être correctement compris. Car les mots peuvent parfois dérouter et leur interprétation peut parfois trahir la pensée initiale de l’auteur. Ceci est particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de textes anciens au vocabulaire désuet. Aussi, un travail quasi-archéologique est nécessaire quant à la quête de sens des mots. Alain Rey, linguiste, s’inscrit dans cette démarche d’exploration de la langue française, notamment grâce à son travail à la tête des différents dictionnaires des éditions Robert. Il souligne ainsi l’importance de l’étymologie dans l’emploi et la compréhension des mots dans un quotidien aux repères parfois brouillés.
Ce travail d’authenticité est également porté par les éditeurs qui proposent des ouvrages commentés afin de révéler le sens profond d’une idée et d’en transmettre la dimension originelle. C’est même une de leurs missions principales si on en croit Jean-François Hersant (1), auteur de Passeurs culturels dans le monde des médias et de l’édition en Europe. Selon lui, l’éditeur est un « médiateur culturel et ne doit pas se contenter de vendre le texte sans lui ajouter quoi que ce soit ». Il existe bien un « acte d’édition » qui permet une mise en forme des mots et une canalisation de l’évolution du langage. Ce rôle qui vise à « donner un sens plus pur aux mots », pour paraphraser Stéphane Mallarmé, est d’autant plus important dans une société qui veut tout nommer, tout comprendre de manière instantanée.
Retour et recours au sens
La volonté croissante d’enrichir notre langage de nouveaux mots afin de rendre compte de la richesse de notre quotidien, est légitime. Or, le sens que l’on prête aux mots est souvent éloigné de leur sens véritable. Parfois on les vêt d’un voile de sens imaginaire. La volonté croissante d’un langage élargi peut constituer une confusion de sens. Un emploi inapproprié d’un terme pour un autre ou d’un terme plus vague, plus précis gêne la communication plutôt qu’il ne la facilite. « Un mot en perte de sens est sans doute un mot galvaudé, c’est-à-dire un mot altéré, gâché, pourri par un mauvais usage. Le sens se perd également quand un mot devient fourre-tout et que chacun y met ce qui lui plait. Comment écrire avec des mots qui ne veulent plus rien dire ? » s’interroge Olivier Choinière (2), auteur de « 26 lettres », un abécédaire collectif qui interpelle sur cette perte de sens.
La réponse est peut-être à trouver du côté du linguiste et universitaire René Étiemble, selon lequel « tout le monde en France a le droit de créer des mots, de changer le sens des mots, à l’exception des enseignants et des écrivains ». Il expose en filigrane une responsabilité des « professionnels des mots » et de l’éducation dans la transmission des savoirs, notamment envers les jeunes. Ces derniers ont une responsabilité supplémentaire dans l’exemplarité et le bon usage des mots, notamment dans la confection de manuels scolaires ou tout support pédagogique. « Notre métier de passeur, de pourvoyeur de repères, de donneur de sens, de créateurs d’objets est irremplaçable, particulièrement dans ce monde qui s’enivre de SMS, de tweets et d’instantanés », ajoute Arnaud Nourry (3), PDG d’Hachette Livre, le célèbre groupe d’édition très présent dans l’édition scolaire. Dans une société de l’hyper communication, mais où les mots sont pa
rfois minés et se réduisent à un bavardage incessant résumé en 140 caractères, Arnaud Nourry aborde en effet le métier d’éditeur comme un « métier le plus exigeant qui soit, car c’est de leur rigueur, de leur impartialité et du souci d’exactitude que dépend la qualité du savoir des générations futures. »
Or, dans un contexte où les esprits sont à vif, l’art rhétorique reste une arme redoutable. Et les ravages peuvent être grands avec l’ampleur induite par les nouvelles technologies de communication. Les mots doivent retrouver leur sens pour constituer un langage objectivé. Car « lorsque les mots perdent leur sens, les peuples perdent leur liberté » disait Confucius.
Auteur : Julie Bernard
Bulletin des Bibliothèques de France