PARTIE I
« Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »
CHAPITRE IX
Le collège
Comparé à la maternelle ou à l’école primaire, je me suis senti au collège moins comme une écrevisse prise au piège qu’un condamné à mort en sursis. Mais avec le recul, je me suis néanmoins dit que beaucoup de ces enseignants étaient tout juste bons pour l’hôpital psychiatrique. Entre le prof d’histoire-géo, bonapartiste, qui restait bloqué presqu’une année entière sur le nain corse et une prof de maths aussi petite qu’hystérique, qui pouvait changer de nature de cheveux en quelques secondes, passant de raide à frisé puis de long à rasé, à mesure que nous prenions l’eau de toute part, tentant vainement de comprendre le sens même du calvaire qui nous était imposé. Très perturbant.
Nous avions également droit à une prof de travail manuel qui nous faisait faire des pompons en laine ainsi que des poupées géantes en bouchons de liège. Et j’avoue ne jamais avoir bien compris où pouvait résider l’intérêt de ce genre de matières. Cette femme était de surcroît effrayante, avec son maquillage de clown, sa coiffure en chignon thermo-moulé, son parfum Mitsouko de Guerlain imbibant la moindre molécule d’air ambiant, ses tailleurs impeccables et un lointain accent germanique. Exagérément sévère, considérant la matière qu’elle nous enseignait, et totalement risible : « aujourd’hui, les enfants, nous allons fabriquer un cendrier de deux mètres en épluchures de pommes de terre, durci à la glaise puis cuit au lance-flammes… Et je ne veux rien entendre ! »
Il y avait aussi cette professeur de musique, mademoiselle Enizan, qui exigeait que ses élèves viennent à ses cours en « Rhythmics », soit-disant pour une meilleure acoustique. Elle se prenait pour Mireille, avec son petit conservatoire, et rentrait dans une fureur noire si l’un de nous avait le malheur d’oublier les fameux chaussons. Tout cela pour des cours de flûte-pipo… Et attention, elle ne voulait voir personne en chaussettes ! C’était quasiment idéologique. Celui qui avait malencontreusement omis ses chaussons de danse encourait de terribles sanctions, à commencer par celle de se faire sectionner un à un les orteils au sécateur : « Laaaaaaaa, Miiiiiiiiiii, Réééééééééé… Allons, les enfants, on reprend tous ensemble… il était une bergèèèère et ron et ron, petit patapon ! ».
J’étais à l’agonie et je redoublais naturellement ma 6ème, dans l’indifférence générale. A l’annonce de cette nouvelle, mes parents, extrêmement accaparés par leur commerce, avaient tout juste affiché un mécontentement assez relatif, voire plus que modéré, avant de retourner à leurs fleurs. Ils avaient une boutique dans le centre-ville, ouverte 7 jours sur 7, de 09h00 du matin à 20h30 le soir.
Jamais ils ne m’aidèrent pour mes devoirs, que je ne faisais d’ailleurs jamais, et ne s’en inquiétaient pas outre mesure. A peine rentré à la maison, j’étais déjà devant Goldorak et Albator. Ces deux-là auront en quelque sorte été les artisans majeurs de mon échec scolaire. Candy Neige André et le Petit Prince des Collines y auront également activement participé.
Mon cursus calamiteux se poursuivait ainsi, tel un lent calvaire, année après année. En 5ème, on ne me fit pas redoubler et on m’accorda le passage en classe suivante, malgré mes résultats plus qu’indigents. Car tous savaient au fond d’eux que c’était sans espoir et qu’ils aurait mieux fait de me mettre dans un sac avec des chatons avant d’aller incognito nous noyer en forêt…
CHAPITRE X
S’enseigner à soit même
A présent, recontextualisons les faits. Nous étions au tout début des années 80. Je vivais dans cette petite ville de province paisible appelée Niort ; « Niort, Niort, deux minutes d’arrêt ! ». Tous les mercredis et les samedis après-midi, avec mon argent de poche, je me précipitais au cinéma pour découvrir les films qui venaient de sortir. Et ce ne furent que des chocs immenses.
Lorsqu’on a entre neuf et onze ans, on ne mesure pas encore à quel point des films comme « L’empire contre-attaque », « Les Aventuriers de l’Arche Perdue », « E.T. », « Tron », « Shining » ou « Blade Runner » vont vous marquer à vie et constitueront les fondements de votre éducation culturelle, vos goûts, vos références, tout en vous apportant une certaine vision du monde. J’ingérais avidement tout ce que je voyais au cinéma, et si de surcroît j’appréciais, il me fallait absolument posséder tout ce qui pouvait faire référence au film en question, à commencer par sa bande originale.
Juste après avoir vu « Elephant Man » à sa sortie en salle en 1980, je me précipitais ainsi chez le disquaire, afin de me procurer la B.O. du film, dans le seul but de réécouter encore et encore l’adagio « For String » de Samuel Barber. Le chef d’oeuvre de David Lynch m’avait bouleversé au point que le 33 tours que j’usais inlassablement sur ma platine deviendrait un leitmotiv, une façon de concevoir et d’appréhender l’existence. Éprouver une joie infinie, à en être si triste… Ce serait mon jardin secret, mon refuge. Ce fut d’ailleurs le premier disque que j’achetais, et je découvrais ainsi le concept d’affirmer mes propres goûts.
Avec les trente francs que je recevais de ma mère chaque semaine, je pouvais aller voir un film, m’acheter un 45 tours ainsi qu’une nouvelle figurine Star Wars. Pour un 33 tours, soit je demandais une rallonge, soit je devais économiser…
Les albums d’Earth Wind And Fire ou l’immense « Thriller » de Michael Jackson allaient ainsi m’ôter toute envie de suicide. Et contre toute attente, je découvrais le plaisir de sautiller et de bouger mes hanches sur leur musique, comme si je percevais une sorte d’appel inconnu émis des tréfonds de mon corps. Je dansais souvent seul dans ma chambre, pris de frissons étranges à la simple écoute de Maurice White ou Philip Bailey, sans me douter un seul instant que l’armoire normande commençait à sacrément tanguer et que quelque chose d’énorme voulait désormais en sortir. La petite ballerine s’était à présent muée en nageuse est-allemande. À moins qu’il ne se fût agi d’un catcheur mexicain ou d’un lutteur turc.
J’écoutais tout ce qui pouvait afficher des sons soul, funk et groovy. Il me semblait d’ailleurs avoir toujours connu cette musique, ainsi que ses voix et ses interprètes, lorsqu’elle était jouée à la télé. Et là, je devenais dingue. Je savais qu’elle était là depuis longtemps, enfouie en moi sans que j’en eus pleinement conscience, et que plus je m’aventurais dans ces styles musicaux et plus il me paraissait évident que tout cela allait de pair avec l’armoire normande et ce qu’elle contenait…
Le vendredi ou le samedi soir, il arrivait que j’aille au cinéma avec mon frère, mais plutôt pour voir des films d’horreur. J’ai pu ainsi allègrement me faire dessus en découvrant en salle « Alien, le 8ème Passager » ou « Le Loup-Garou de Londres ». ce fut également l’avènement de la cassette VHS et des magnétoscopes. « Massacre à la tronçonneuse », « Evil Dead », « L’Exorciste » ou « Poltergeist » furent ainsi les parrains peu recommandables de mon baptême des sens.
Tous ces films eurent à l’époque les mêmes effets, sur mon imagination point encore étanche, que certains psychotropes. C’est aussi en ce début des années 80 que je me révélais fan de musique en général et que j’absorbais tout ce qui sortait, entre pop, rock, funk, musique de film et classique ; Depeche Mode, The Cure et leurs premiers albums en vinyle, que j’allais d’abord écouter chez Disco+ ou Favreau, les deux seuls disquaires de Niort.
Rétrospectivement, je ne m’étais jamais dit qu’un jour, j’éprouverai une telle mélancolie à l’égard de la musique et ses supports de l’époque, entre K7 et 33 tours, comme une sorte de vecteur générationnel. Car lorsque les choses commencèrent à s’accélérer et que l’on assista en direct à l’avènement du CD, du MP3, puis du streaming, le tout condensé en une poignée d’années, on tenta de feindre la surprise et d’accepter ces révolutions technologiques, pour ne pas perdre la face vis-à-vis des générations suivantes, qu’on envie et qu’on déteste en même temps.
Nous étions une génération fétichiste, puisqu’à notre époque, la musique était avant tout un objet. Ce plaisir immense qui consistait à acheter un vinyle, se précipiter chez soi, dans sa chambre, extraire le disque de sa pochette, le mettre sur la platine puis poser le bras sur le sillon. Entendre d’abord ces petits craquements familiers, puis ce son rond, chaud, plein…
Passer tant d’après-midis, de dimanches, à écouter The Cure et leurs complaintes, avec « Pornography », « Some Great Reward » de Depeche Mode, « The Hurting » des Tears For Fears, « Soul Mining » du groupe The The, pendant que dehors il pleut, que le monde poursuit sa rotation aveugle tandis que le nôtre, lui, tourne en sens inverse. J’imaginais ainsi mettre sur orbite mon propre monde, bien différent de celui que l’on tentait de m’imposer.
Pour la littérature, ce fut tout aussi confus. J’ai choisi les premiers livres que j’ai lus au doigt mouillé, sans qu’ils m’aient été imposés. Le tout premier, « Moins que zéro », était également le tout premier écrit par Bret Easton Ellis. J’enchaînais ensuite avec une novellisation du film « Poltergeist » puis « Chroniques Martiennes » de Ray Bradbury ; étrange sélection à l’aveugle… Les couvertures attiraient d’abord mon attention, avant que je n’aille découvrir le texte au verso.
Work in Progress…
Je devais me construire seul pour l’instant et je me sentais comme une grosse éponge qui n‘avait pas encore servi, comme un disque dur vierge.
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 02)
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 03)
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 04)
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 05)