PARTIE II
« Les corps amoureux »
CHAPITRE VI
Le Persil Fleur
La journée, je suis ce serveur qui s’est teint les cheveux en roux et qui sert des rognons de veau aux girolles et des filets de sole à des hommes d’affaires inodores, incolores. Des gens qui ne vous regardent pas et qui, s’ils vous adressent la parole, ne vous regardent jamais dans les yeux, ou au mieux avec ce genre de regards condescendants. Je suis sûr que si je portais un petit chapeau pointu sur la tête avec une hélice tournante, ils ne le remarqueraient pas davantage. Le soir, les mêmes plats, mais pour des gens connus, des acteurs de théâtre, de cinéma ou de la télévision.
En moins d’un an, je vois ainsi défiler Catherine Deneuve, Bernard Giraudeau, Isabelle Huppert, Jacqueline Maillant, Christian Clavier, André Dussollier, Francis Huster… C’est très étrange pour moi. Exactement le cliché type du provincial qui rêve Paris comme un monde à part, où l’on pense pouvoir croiser tous les jours dans la rue des gens connus, tous ceux qui n’existent que par le biais des écrans de télévision, grands vecteurs sacrés qui tiennent lieu de fenêtre dans les régions de France.
Il y a aussi toute une bourgeoisie parisienne, chic et discrète, qui vient déguster des noisettes d’agneau au cumin et à la menthe fraiche, des ris de veau aux écrevisses, du bar et saint-jacques au coulis de tourteau, des crêpes au pralin, du feuilleté de poire…
Je découvre des us et coutumes que je n’imaginais même pas. Une certaine sophistication dans les rapports et les échanges. J’attendris ces vieilles femmes sans âge, aux colliers de perles de culture, qui sentent fort les parfums camphrés, avec leurs fourrures embaumées à la naphtaline…
– Dites-moi, jeune homme, pourriez-vous m’apporter une cuillère à cocktail afin que je puisse remuer mon kir royal ?
– Bien-sûr madame !
– Vous êtes a-do-ra-ble… Comment vous appelez-vous déjà ?
– Hubert, madame !
– Hubert… C’est charmant, comme mon défunt mari.
Et ma victoire de cinq minutes, lorsque j’obtiens un sourire ou même un rire, au détour d’une attitude, d’un trait, d’une saillie, d’un mot que j’aurais eu l’outrecuidance de lancer à l’assistance. Toutes ces momies ou ces célébrités qui me regardent enfin dans les yeux. On a vraiment envie à vingt ans d’être reconnu, considéré. On a cette soif d’être fameux. Pour qui, pourquoi ? Ça, c’est une autre histoire. On veut être célèbre, que les gens dans la rue vous reconnaissent. Tout cela pourtant bien avant les émissions de télé-réalité et Instagram. Au fond de moi, j’aspire à toutes ces vaniteuses et petites considérations.
Tout près du restaurant, se trouve le théâtre Athénée Louis Jouvet où chaque lundi soir, Pierre Bergé y organise « Les Lundi Musicaux ». Celui-ci vient dîner à chaque fois, juste après, entouré de ses mignons. Ce sont tous des clones d’Yves Saint-Laurent jeune, habillés en costume, écharpe blanche et autre foulard de la marque… j’imagine.
Je découvre ainsi, comme on le voit dans certains films qui vous fascinent, cette faune « homo » décadente et sophistiquée, où l’on se parle dans le creux de l’oreille, à mi-mot. Lorsque je m’approche de la table, certains se taisent comme si ce qu’ils disaient était d’une importance capitale, au point qu’un simple petit serveur (roux) ne puisse en aucun cas en profiter. Des regards en coin et des sourires entendus parachèvent ces tableaux baroques, sorte de relecture de la Cène, avec Pierre Bergé assis au centre, en gourou autoritaire et peu aimable avec le petit personnel.
Mais toutes ces différentes situations et autres anecdotes que je vis dans ce restaurant, servent à parfaire mon travail d’émancipation. C’est une école de théâtre où tous les jours, je m’entraîne à prendre confiance en moi. Petit à petit, j’essaye de devenir tangible, lisible et d’apprendre ce monde du paraître et des petites phrases.
Le propriétaire du restaurant est un homme grand, mince et séduisant, dont la ressemblance avec Clark Gable est assez frappante. Il arbore d’ailleurs les mêmes moustaches et la même coupe de cheveux que son illustre modèle américain. Il y a aussi, dans cette affaire, un oncle qui est l’associé de monsieur Fleur et qui traîne au service du midi, derrière le bar et à la caisse. Avec sa corpulence à la Obélix, ce curieux personnage est une caricature, entre l’Auvergnat et un méchant des films comiques muets en noir et blanc, avec Buster Keaton ou Charlie Chaplin. Entre deux additions rédigées à la main, il fait des mots fléchés ou jette des regards torves quand on passe derrière lui au bar pour prendre quelque chose sans le lui demander. Sirupeux avec la clientèle et odieux avec le personnel, c’est un bonhomme Michelin moustachu et malveillant.
Finalement, c’est une ambiance assez familiale qui règne dans cet endroit. Même si mon patron peut à loisir parfois se moquer de moi, ou se jouer de ma naïveté et de ma candeur devant la clientèle, je ressens aussi une certaine affection et bienveillance à mon endroit. Il est la star de son établissement. Les clients et les habitués viennent surtout pour lui. On ne sait jamais vraiment si ce qu’il raconte est vrai. Il a une tendance naturelle à la fabulation mais en même temps, cela lui confère quelque chose de magique et de précieux.
Bien que je sois moi-même le plus souvent incernable et d’une mauvaise foi absolue, quand je fais des conneries et que je suis pris sur le fait, jamais il ne m’en veut et le lendemain tout cela est déjà oublié. Je crois qu’il m’apprécie comme je suis. Il sait qu’au fond de moi, je ne suis qu’un petit poussin, inoffensif et mignonnet.
CHAPITRE VII
Cachez ce sexe que je ne saurais voir…
Il y a d’abord ces revues que j’achète désormais au kilo. Toutes celles que je feuilletais discrètement à la maison de presse à Niort, mais que je ne pouvais rapporter chez moi. Je savais ma mère fouineuse. Elle pouvait de temps à autre faire des descentes lorsque j’étais absent, pour venir passer les mains sous mon matelas, dans mes tiroirs ou entre les livres.
Le sot que je suis se trouve dorénavant à Paris, ville de l’anonymat et de l’indifférence absolue, bourrée de bars gay et de lieux de rencontre. Oui mais en un bête réflexe pavlovien, je continue à me masturber devant des photos de mecs en plastique…
Festin
Vorace, je veux manger ton corps.
C’est un banquet, une table immense
pleine de victuailles en abondance
du vin de paille, des mets exquis.
Mais mes manières sont celles d’un porc
qui se jetterait sur sa pitance.
Mon appétit est une béance,
un monstre se nourrissant d’orgie.
Innocents de ta beauté vive
tes gestes sont comme des couteaux
qui tranchent ma vertu en lambeaux
et toi tu jettes les restes aux chiens.
Ton érection est agressive
Je sens du métal dans mon dos
ce sexe en forme d’ogive est gros
et c’est ma bouche qui le retient
pour le moment avant qu’il puisse
me réattaquer de nouveau
ou se présentant en cadeau
à l’autre de mes orifices.
Tombes tes jambes, tes pieds, tes cuisses
et qui s’enroulent partout, m’étranglent.
Une créature blasphématrice
qui me ligote avec des sangles.
Mon visage s’encastre. De cet angle
qui forme un carré, un rectangle
et après ton sexe, c’est ta lune
que cueille ma langue opportune.
Ton anus, l’astre de tes cimes
forme ce point d’exclamation
et s’ouvre enfin sur ton intime.
Je commence donc mon ascension.
J’aime le spectacle de tes fesses
généreuses, rebondies et noires
qui se contrastent avec tes paumes
et tes talons et qui se laissent
pétrir, gouter, pincer puis choir
sur mon organe fou, autonome.
Je veux savourer ce goût fort
des épices qu’il y a sur ta peau.
Ces saveurs de musc que j’adore
je les renifle jusqu’aux os.
La volupté de ton désir
et cette force bruissante en secret
ton excitation aux aguets
ouvre-toi, je veux te faire jouir.
en des caresses proches de la mort
de celles qui font chanter les anges
et les démons babyloniens.
J’appâte ton sphincter carnivore
avec mes doigts puis ma phalange.
Attends, tu ne contrôles plus rien.
L’orgasme explose et tu te tords
de convulsions et un mélange
de cris, de foutre et de chagrin,
de sueur et tout est comme de l’or.
ta peau sombre scintille puis change
s’estompe. Tu disparais soudain.
Je veux… J’aurais voulu.. J’ai cru
mais à cette fête je suis seul
et bien frugal est mon festin.
Pas de garçon, personne en vue
Serrère, Diola, Mandingue ou Peul
et qui assouvirait cette faim.
De ces ripailles hallucinées
à cette table des invités
il n’ y a que moi avec ma main.
Et puis il y a enfin une « rencontre » via le minitel, cet étrange objet rétro-futuriste couleur chiasse et caca d’oie, qui pèse une tonne avec son clavier à touches que vous devez enfoncer avec un marteau pour obtenir un résultat sur l’écran. On trouve déjà des sites de rencontre (36-15 Gérard). Il s’agit des prémices de ce que deviendront plus tard des applications communément installées sur les téléphones.
L’avantage avec le minitel, c’est que les mythomanes en tout genre ont trouvé leur pied-à-terre. En effet, on peut uniquement dialoguer sur ces « chats » premiers du nom sans possibilité d’agrémenter le dialogue avec des photos. La surprise est donc prévue uniquement lors du rendez-vous ou pour les plus téméraires, derrière la porte.
Moi, le petit poussin, crois donc tout ce que l’on me dit. Pour ma première expérience, j’ai donc craqué virtuellement pour un garçon qui prétend ressembler à Carl Lewis. Je suis fou de joie. L’inconnu n’habitant pas à Paris, je l’invite sans plus attendre chez moi à passer la semaine.
Un petit poussin, soit, mais avec le cerveau d’une mouche, qui va donc apprendre la vie et les différents types d’organismes que l’on peut croiser sur cette terre, comme les bipèdes homo erectus gentils, méchants, les insignifiants, les manipulateurs pervers narcissiques et bien-sûr, les plus répandus, les parasites.
Lorsque j’ouvre la porte, je ne découvre hélas pas le célèbre athlète noir américain, mais plutôt Tracy Chapman, avec cependant effectivement la même coupe de cheveux que le coureur multi-médaillé d’or à différents jeux olympiques. Le garçon en question est un Antillais qui va se révéler être complètement bidon, escroc à la petite semaine qui compte s’installer chez moi indéfiniment. Saperlipopette !
Je vais mettre tout de même un mois pour comprendre que cette chose qui est venue de l’espace, veut juste vivre à mes crochets, sans autre projet, et sans doute boire mon sang, me vider de ma substance et se servir de mon enveloppe corporelle pour prendre ma place sur terre.
Mais c’est pourtant avec cet importun que je vais connaître ma première relation sexuelle, mais pas mon premier orgasme. Il faut dire que l’expérience est assez pénible et tourne à chaque tentative au désastre. Tracy Lewis se révèle être un piètre amant. il fait également sortir de sa bouche, lors des différents coïts, des sons abominables qui finissent par me dégoûter définitivement. Sur le plan du désir, je pense que cela ne serait pas pire avec une fille portant le bouc…
N’étant pas pour l’instant un garçon des plus téméraires et franc du collier, je dois passer par moult subterfuges pour essayer de me défaire de l’envahisseur. Je finis par trouver un prétexte infaillible. Je lui raconte que je dois quitter Paris pendant un temps indéterminé et que je ne peux le laisser vivre seul dans l’appartement qui m’a été prêté par mon employeur, car ce dernier envisage d’y réaliser quelques travaux pendant mon absence. Carl Chapman ne trouve rien à redire à cette excuse imparable et se voit contraint de retourner d’où il vient, c’est-à-dire un endroit froid et lointain dans une galaxie inhospitalière.
Bilan de cette première approche sexuelle avec un autre corps animé : un échec cuisant…
C’est après m’être débarrassé de ce fâcheux, par le biais de prétextes fallacieux et autres périphrases qui n’entachent en rien mon intégrité de petit poussin, que je retente une autre expérience, en repassant par le minitel. Il faut savoir aussi, à propos de ce nouveau moyen technologique, que chaque connexion coûte une fortune. En quelques mois, je vois mes factures téléphoniques passer de deux à trois, puis à quatre chiffres.
Sournois que je suis, je décide alors de faire mes recherches libidinales sur le minitel de mes parents, lorsque je leur rends visite le week-end. Eux aussi, très vite, vont voir leur facture de téléphone grimper de manière exponentielle, d’autant que là, je m’en donne à cœur joie.
Je rencontre cette fois-ci un Brésilien de plus de vingt ans mon aîné, qui me fait découvrir la Feijoada et qui aime faire l’amour en écoutant de l’opéra. Tout cela est déjà plus dans mes cordes. L’homme en question est une mine de savoir et de culture. Je me sens attiré surtout par le fait qu’il soit bien plus âgé et qu’il ait un ascendant certain sur moi. Cette relation hélas ne s’éternise pas plus que quelques semaines. Même si celui-ci est un vrai précepteur et que j’aime les dîners mondains qu’il organise avec des gens du monde entier, je reste un peu insensible à son physique. J’ai besoin de plus. Je voudrais être amoureux et que ce sentiment m’enivre. Et ici, ce n’est pas le cas.
Finalement, je rends mon minitel et décide enfin d’aller affronter les hommes, les vrais, ceux que l’on trouve dans les rues, les bars et les boîtes de nuit. Pas ceux qui coupent du bois dans des forêts au Canada, pas ceux non plus qui se bagarrent dans des bars avec des marins, non, des hommes comme moi qui partagent cette appellation avec leurs homonymes hétérosexuels, parce qu’ils possèdent également un sexe qui pendouille entre leurs cuisses… Et dans ce début 90, il vaut mieux suivre ce qui se passe en terme de tendance comportementale dans le dit « milieu ». C’est une époque où vous pouvez choisir entre plusieurs styles et attitudes.
Mais attention aux clichés véhiculés…
Les avis péremptoires, les amalgames et les aprioris ont toujours la peau dure… Qu’il s’agisse de dresser le portrait avec de gros raccourcis, d’une culture, d’une couleur de peau, d’une religion, d’un secteur professionnel, d’une activité et j’en passe, les clichés sont ce qui alimente le mieux le four à étron de nos pensées réduites à la facilité et au confort de nos idées reçues. Il en résulte encore et toujours des pièces montées improbables, de gros puddings indigestes confectionnés de toutes ces sottes fausses vérités. Alors imaginez donc sur l’homosexualité, le menu est orgiaque.
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 11)
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