PARTIE I
« Niort, Niort… Niort, deux minutes d’arrêt, Niort ! »
CHAPITRE III
Père Noël, le monstre et l’enfant dodu.
Je fus un petit garçon a priori normal jusqu’à environ neuf ans, avant qu’une sombre histoire de glande, d’hormone de croissance ou de métabolisme grippé, ne me transforme peu à peu en gloumoute… Ces mêmes gloumoutes qui ont d’ailleurs longtemps hanté mes nuits d’enfant. Cet effroyable état, entre onirisme et réalité, lorsque vous ne savez plus très bien ce qui relève de la vraie vie ou du cauchemar.
Je me souviens de l’un de ces mauvais rêves récurrents, dans lequel je regarde la télé avec mes parents. Tout est plongé dans l’obscurité et seule la lueur du poste de télévision permet de discerner ce qui nous entoure. Je suis assis à même le sol, en chien de fusil, un peu en retrait, tandis que mon père et ma mère sont sur le canapé. Une partie de mon corps se trouve dans ce salon, lorsque l’autre, en l’occurence ma tête, avance dans un long couloir baignant dans un noir absolu. Et je peux ainsi contempler toute cette partie vouée aux ténèbres.
Petit à petit, mes yeux s’habituent à cette quasi-nuit, lorsque je commence à deviner une forme au fond du couloir. Sans en être vraiment certain, je crois distinguer le mouvement lent de deux bras qui partent chacun de leur côté. Deux bras immenses qui semblent avancer vers moi, avec en leur milieu un corps à la forme étrange. A présent, j’en suis sûr, il s’agit bel et bien d’une créature couverte de fourrure, mesurant au moins deux mètres, flanquée de deux grands yeux jaunes en amande.
Le monstre ne montre pas pour autant d’hostilité à mon égard… Je tente d’alerter mes parents sur ce que je suis en train de voir, sans qu’aucun son ne parvienne à sortir de ma bouche. J’articule pourtant des mots mais il n’en résulte qu’un mince filet d’air. Je finis par me lever et comme hypnotisé, je m’enfonce plus encore dans ce couloir. J’avance vers cet être qui m’appelle et je disparais finalement, sans que mes parents ne remarquent mon absence. Plus je me rapproche et plus je suis terrorisé par ce que je vois, même si, dans le même temps, un sentiment de douceur et de bien-être m’envahit.
Arrivé au terme du parcours, le monstre m’enserre délicatement dans ses bras démesurés, qui semblent se déplier plus encore et qui grimpent le long de mon corps, comme du lierre. Je les sens autour de mes bras, de mon ventre et de mes jambes. Ce qui pourrait être une main me caresse le visage. Je distingue désormais, hormis ses immenses yeux flamboyants dépourvus de pupille, une large bouche ouverte, munie de dents toutes plus longues les unes que les autres. C’est un sourire… Nous restons ainsi enlacés et de cette étreinte chaude et réconfortante, j’en perçois un bien être familier.
Un autre évènement qui marqua mes premières années d’enfant fut la prise de conscience que le Père Noël n’existait pas. Chaque année, il y avait ce rituel, une ou deux semaines avant la date fatidique, lorsqu’avec ma mère, nous décorions le beau sapin, roi des forêts. Je me souviens de ces boules recouvertes de fibres de tissus, dont certaines plus élimées que d’autres me ravissaient néanmoins. Je n’aurais jamais voulu en changer, tellement je m’étais habitué à elles depuis ma naissance. Tout ce cérémonial avec ma mère devait ainsi rester immuable et durer jusqu’à la nuit des temps. Ces associations de couleurs, entre violet, rouge et bleu turquoise, que j’aimais manipuler entre mes petits doigts, me prodiguaient un plaisir extatique.
Même usées, cabossées ou fêlées, j’accrochais ces précieux joyaux à l’extrémité des branches, avec recueillement et un soin extrême. Il y avait aussi ces petits lutins faits de fil de fer et recouverts de tissu, que l’on pouvait tordre dans tous les sens. Des bonhommes de neige avec leur chapeau claque et leur petite carotte à la place du nez. La grande étoile argentée, agrémentée d’une fée et d’une clochette, était la dernière à être installée au sommet du conifère. C’était pour moi le meilleur moment de l’année et les meilleurs souvenirs de mon existence de petit enfant. J’aurais tant souhaité que toute ma vie soit à l’image de cette journée et qu’elle fût sans fin…
Un jour, mon frère de cinq ans mon ainé, fonça droit sur moi. Je croyais qu’il allait me frapper. Il me frappait souvent… Il m’annonça froidement, non sans arborer un grand sourire, que le Père Noël n’existait pas. Que ça n’était qu’une fable entretenue par les parents et les adultes en général. Ils achetaient eux-mêmes les jouets dans les magasins, qu’ils disposaient en cachette sous le sapin, le moment venu, pendant que leurs rejetons dormaient.
Mon frère n’en était pas à sa première vilénie. Il m’avait également asséné que mes géniteurs n’étaient pas mes vrais parents et que j’aurais été trouvé par hasard dans une poubelle. Ces derniers m’avaient adopté parce qu’ils avaient eu pitié. En réaction à cette nouvelle, j’avais beaucoup pleuré et ma mère avait dû me jurer que j’étais bien son fils biologique.
Lorsque j’appris donc que le Père Noël n’existait pas, ma première réaction ne fut pas de pleurer, mais plutôt de réfléchir posément à cette nouvelle tout en attendant le retour de ma mère à la maison. Je souhaitais obtenir des explications rationnelles. Mon frère, outre le fait qu’il aimait souvent me molester, prenait beaucoup de plaisir à essayer de me faire sortir de mes gonds, en employant tout un arsenal de tortures psychologiques. Mais je ne marchais plus à ses petits jeux cruels. Surtout lorsqu’il me sortait ce genre de bobards gros comme une maison.
Le Père Noël qui n’existe pas… Mais n’importe quoi ! Et puis quoi encore ! Et pourquoi pas prétendre que Goldorak ne serait qu’un personnage fictif de dessin animé ?! Oui, cette fois-ci, mon frère alla beaucoup trop loin… Ma mère, prise de court et n’ayant pas eu le temps de réfléchir à une quelconque parade afin de me rassurer, m’avoua finalement la vérité. Je me souviens aussi qu’elle disputa mon frère et le punit pour avoir vendu la mèche. Bien fait ! Ça allait au moins lui ôter ce sourire insupportable pendant quelques temps.
A cette époque, les enfants n’avaient pas encore ce lien quasi-organique avec les écrans en tous genres et les innombrables informations qui peuvent aujourd’hui y circuler librement et impunément. Car de nos jours, dès l’âge de quatre ans, le garçonnet ou la fillette peuvent déjà potentiellement être confrontés à des images à caractère pornographique. Alors, pour ce qui est du type à barbe blanche qui se balade dans le ciel en traîneau, pensez donc !
Mais en 1973, les enfants étaient encore crédules et affichaient une foi aveugle en tout ce qui pouvait paraître merveilleux ou sucré. J’essayais ainsi de me remettre tant bien que mal de cette bien consternante nouvelle. Sans être pour autant trop ébranlé et devoir remettre en cause toute mon existence de petit enfant, je m’empressais de demander à mes parents si l’on pouvait continuer de faire semblant de croire encore, pour recevoir tout de même les jouets que l’on avait commandés.
C’est donc sous l’effet conjugué de ces divers chocs psychologiques que je devins très vite ce garçonnet joufflu qui portait de grosses lunettes immondes, comme cela se faisait communément à l’époque. Malgré mon physique de mini Père Dodu (ma mère m’appelait d’ailleurs « le Petit Bonhomme en Caoutchouc »), je me comportais un peu comme un ectoplasme. Je n’étais presque jamais concentré, présent mentalement et encore moins connecté au monde qui m’entourait. Il était difficile d’attirer mon attention, car le plus souvent, je me téléportais dans une dimension parallèle.
Depuis ma naissance, je vivais encore, tout du moins en partie, dans une poche remplie de liquide amniotique, me préservant de la dureté du monde et privilégiant ainsi des rapports fusionnels, exclusifs et sans aucun doute morbides avec ma génitrice. Chaque réveil était perçu comme un nouvel accouchement. Chaque séparation avec ma mère, comme lorsqu’elle m’amenait à l’école, était vécue comme un déchirement, une détresse insondable, l’angoisse absolue de ne plus jamais la revoir ; la terreur pure d’être abandonné.
Je suis né inquiet, anxieux, flippé. Sans doute un truc que ma mère m’a refilé lorsqu’elle était encore enceinte. Vous naissez et vous ne savez toujours rien du monde où vous mettez les pieds. Et pourtant, vous collectionnez déjà pas mal de névroses…
Hubert Touzot : « La Pudeur » (Episode 01)