« FOCUS »: un article de fond sur un thème que nos rédacteurs ont sélectionné.
Anaïs s’en va-t-en guerre, premier long documentaire de Marion Gervais, est diffusé lundi 22 septembre sur France 4 à 23h30, après plus de 520 000 vues sur le net. Un film d’une vérité exceptionnelle, né d’une étincelle, d’une rencontre entre deux jeunes femmes partageant la même soif de liberté. Elles ont passé quasiment deux ans côte à côte, l’une se battant pour réaliser son rêve, faire pousser des plantes aromatiques en Bretagne, l’autre filmant son combat, et réalisant tout autant son propre rêve. Deux ans pour aller au bout. Tout ça pour… tout ça et plus encore.
Anne Rohou
Interview de Marion Gervais, réalisatrice de Anaïs s’en va-t-en guerre
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez vu Anaïs ?
On m’avait parlé d’une jeune femme qui essayait de s’installer comme agricultrice dans mon village en Bretagne. Je n’avais absolument aucune idée de film. Mais comme je suis curieuse de tout, j’aime bien chercher, comprendre, je suis allée à sa rencontre. Elle était seule dans son champ. Cela a vraiment été comme une apparition, pas dans le côté surnaturel, mais Anaïs irradiait. Cette fraîcheur, cette enfance encore-là et puis cette rage !… Cette rencontre a tout construit. On a commencé à parler de son installation, sa détermination à vouloir y arriver, sa colère… Très vite, j’ai eu envie de la filmer, et je lui ai dit dès la première rencontre. Elle m’a répondu : si tu veux, mais je ne vois pas ce que tu me trouves d’intéressant, mais si cela te fait plaisir…
Vous prenez contact alors avec des producteurs ?
Je rentre chez moi, je rédige une lettre à Quark Productions. J’étais dans tous mes états. Je parle de cette rencontre, de cette personne incroyable, cette fougue à rester libre. Deux jours après, ils me disent Ok, même s’ils étaient un peu inquiets du côté « tisane », qui peut paraître un peu déprimant. Très vite, j’ai filmé la scène de la colère dans les champs. Par SMS, Anaïs m’avait prévenue qu’elle voulait tout arrêter. Je lui réponds, j’arrive. Je me suis allongée avec ma caméra dans les herbes pour être à sa hauteur, je ne dis pas un mot et elle crie sa colère. J’ai envoyé les rushes à Quark Productions, cela les a convaincus !
Quelle est la part de mise en scène dans le documentaire ?
Il y a eu des mises en situation, par exemple quand Olivier Roellinger vient chez elle, mais jamais de mise en scène, oh non, jamais, je n’aurais pas pu. Je n’ai jamais touché à quoi que ce soit. Anaïs était comme elle était. Je n’ai rien induit, je suis là, juste témoin de ce qui se passe. Je filme quand je le sens. Je filme très peu. Je suis dans la vie comme sur un fil. Je ne filme pas avec sécurité. Je ne me dis pas, je vais filmer ça pour avoir ça. Donc j’ai très peu d’heures de rushes. Je passe beaucoup de temps avec Anaïs sans filmer. Parfois, je loupe des trucs… Je ne suis pas du tout à l’abri des éléments de personnalité, du temps… Tout pouvait casser à tout moment, et son combat et mon film.
L’avez-vous filmée aussi par exemple, sur les marchés, ou uniquement dans son champ, sa caravane, sa maison ?
Je suis restée au cœur de ce qu’elle était, je n’avais pas envie de raconter les démarches administratives, cela ne m’intéressait pas. On reste autour d’elle. On ne s’éparpille pas. Il n’y a pas de démonstration de son combat. C’est elle qui l’incarne, son combat. Sa parole, son être, cette rage, cette colère, cette honnêteté exceptionnelle vis-à-vis d’elle-même, des autres. Anaïs ne triche jamais. C’est une personne très pure.
Quelle est votre touche personnelle dans ce film ?
Je pense que c’est cette quête que j’ai de l’intime, d’aller au cœur des choses, de ne pas sortir de l’humain. Cette relation d’intimité que j’ai avec Anaïs, ce lien qui nous unit. Etre libre, inventer sa vie, ne pas se soumettre, c’est pour moi, un non-sens de subir sa vie. La rencontre avec Anaïs a fait écho à ma propre quête.
Quelle est la scène du film qui vous plait le plus ?
C’est drôle, je ne me suis jamais posé cette question… J’ai été très touchée pendant le montage par toute une séquence. Quand Anaïs déterre ses plants de Saint Suliac pour les rapporter dans sa nouvelle maison, en « bleu de travail » trop grand pour elle, la clope au bec, sous la pluie, et qu’elle tente de les traîner avec sa brouette… avec difficulté, elle arrive enfin au bord de la route, entend le klaxon du scooter et elle dit : » Ah les cons ». C’est une séquence brute, même l’image est brute, elle est différente des autres, dans la couleur… J’aime beaucoup aussi la scène du métro. Je n’ai évidemment demandé aucune autorisation. Anaïs irradie de toute sa fraîcheur… à côté les gens sont comme momifiés.
Deux ans de tournage, c’est très long, comment l’expliquer ?
Cela s’explique parce que je ne pourrais pas faire les choses autrement. Si l’on veut aller au cœur d’une histoire, de quelqu’un, la moindre des choses, c’est le temps. Ce n’est pas possible d’explorer, un univers, une personne, sans temps. Sinon, c’est du reportage.
Qu’en a t-il été du montage ?
Deux mois de montage avec la monteuse Solveig Risacher. On a travaillé main dans la main, en Bretagne dans une petite maison louée par Quark Productions, dans la nature, à la campagne. C’est une fée, qui a beaucoup d’intuition, qui a réussi un montage d’une grande subtilité. Solveig a participé pour beaucoup à ce qu’est le film.
C’est votre premier long documentaire. Aviez-vous cette envie en vous depuis longtemps ?
Depuis que j’ai 15 ans. J’ai retrouvé des dossiers, avec des projets de films sur un homme en prison, Claude Lucas, un gangster philosophe… Et puis, j’ai été plongée dans la brutalité de la vie, très jeune, je n’ai jamais été protégée de rien. J’ai passé une partie de ma vie à vivre mes expériences sans filet. J’ai vécu dans la rue, je suis partie suivre la route de Jack Kerouac qui était mon héros, j’ai vécu avec les Amérindiens. J’ai aussi travaillé à 19 ans à Canal+… Tout a été une histoire de rencontres et d’expériences… Mais après toutes ces années, arrive le moment de se dire : qu’est-ce qu’on fait de tout ça ? A l’aube de mes 40 ans, c’était de l’ordre du vital de filmer.
L’histoire du film est doublement lumineuse. Il y a bien sûr, le personnage d’Anaïs qui irradie sous la lumière de votre caméra. Mais il y a aussi Anaïs qui vous révèle comme réalisatrice…
C’est vraiment une histoire de rencontre extraordinaire. Cette rencontre m’a confortée dans ce que je cherchais. Cela me permet d’être encore plus ce que je suis. Je ne pourrais pas faire autre chose que filmer le réel avec mon propre regard. J’ai trouvé mon équilibre, tirer l’aspect lumineux de l’humain. Cela a agrandi mon champ de liberté. D’un seul coup, le champ des possibles s’ouvre encore plus.
Le film et son succès ont-ils changé votre vie ?
Non, j’ai créé mon Eden, j’ai ma vie très simple, très humble, un peu sauvage, solitaire en Bretagne. Quand je reviens à Paris, je suis projetée dans la violence des villes.
Quel sens donnez-vous au film ?
J’ai une véritable envie d’aller dans les prisons, dans les lycées, de transmettre qu’Anaïs, cette jeune femme qui a une vie modeste, qui ne peut compter que sur elle-même, est la preuve vivante qu’on a un potentiel humain incroyable. Elle ne laisse pas ce potentiel en jachère et met toutes forces pour aller au bout de son combat. Elle ne se soumet pas, cette quête de liberté est fondamentale pour être en accord avec soi-même.
Avez-vous imaginé dans vos moments les plus optimistes, cette formidable trajectoire du film ?
Je n’ai jamais pensé à demain. Parfois en montage, j’étais effrayée, je disais à Solveig, tu crois que les gens vont être touchés par ce que je raconte. J’étais tétanisée à l’idée que les gens qui allaient assister à l’avant-première à Saint-Malo ne comprennent pas tout ce que j’avais mis dans le film. Quand il y a eu la diffusion sur TV Rennes, je me suis dit : c’est fini, tout ça pour ça ! C’est quelque chose que je me suis dit souvent dans la vie… Et après, il y a eu cette espèce de vague déferlante, c’était incroyable ! Les vues sur le net qui n’ont cessé d’augmenter… Je veux préciser que pendant toute cette expérience, j’ai été extrêmement soutenue par Juliette Guignon et Patrick Winocour de Quark Productions. Il n’y avait pas d’argent mais humainement, dans le regard porté sur le monde et les êtres, on était très cohérents.
Quelle est la prochaine étape du film ?
Il est traduit en anglais par un Ecossais qui a été très ému par Anaïs, et qui veut projeter le film lors d’un festival autour de la gastronomie qu’il organise en mars à Edimbourg, auquel sera invité Olivier Roellinger.
Vous continuez à vous voir avec Anaïs ?
Oui, bien sur. On a dîné ensemble récemment à Paris. On a beaucoup ri. Je lui ai dit : tu te rappelles quand je suis venue te voir dans les champs, que je t’ai annoncé vouloir faire le film. Et que tu ne voyais vraiment pas ce que ça pouvait avoir d’intéressant !… Elle m’a raconté que dans le métro, plusieurs personnes l’avaient reconnue ! Elle n’en revient pas. Elle est très heureuse de ce que le succès médiatique lui a apporté mais elle veut continuer sa vie modeste, simple et à s’occuper de ses plantes.
Image à la une de l’article : Marion (à droite) avec Anaïs lors de l’avant-première du film à Saint-Malo – Vendredi 11 avril 2014 au théâtre Chateaubriand.
© Aurélie Haberey